TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

PLACARD DE L’ATELIER

l’enrobé

à côté c’est le restaurant, il a été acheté par...

mercredi 3 juillet 2019, par c jeanney

à côté c’est le restaurant, il a été acheté par une femme, enfin un couple, F et son ami, tous deux venus de loin, il y a quelques années, six ans, peut-être huit. Mais c’est F qui est là la majeure partie du temps. M a pris l’habitude, enfin c’est arrivé petit à petit, de la saluer, de lui demander si ça allait, si elle avait besoin de quelque chose, vu que c’était visiblement elle la patronne, elle qui, après les travaux, après l’embauche d’un cuisinier et d’une fille de table, elle qui allait ouvrir, qui serait à la caisse, à l’accueil, chargée de faire tourner l’affaire. Lui partait la semaine, M n’avait pas l’occasion de lui dire quoi que ce soit, il ne revenait parfois qu’un week-end sur deux, fatigué, les joues comme aspirées par le dedans. C’était quelqu’un qui parlait peu, brièvement, uniquement sous la contrainte des questions, pas très enclin aux conversations dites de bon voisinage, mais il savait donner des noms de routes et de villages, la D341, la D928, Laon, St-Léger, avec des expressions comme "faire de l’enrobé", ou des mots comme "compacteur". On sentait bien un décalage entre ce qu’il voulait dire, les images qu’il avait eu devant les yeux et ce qu’il en rapportait, seulement la pointe, quelques indices. Tout ce qui échappait, tout ce qu’on ne pouvait pas comprendre formait une sorte de mille-feuilles, tellement d’images superposées qu’elles s’unifiaient des mêmes tons brumeux, opaques, inaccessibles, prises dans l’odeur du goudron et le sec de l’été. Le décalage était démultiplié quand ce qu’il n’arrivait pas vraiment à expliquer, F ne réussissait pas vraiment à se l’imaginer et c’était des conversations intimes mais incomplètes et fractionnées le dimanche matin, car ses deux jours fériés à lui correspondaient à un travail accru pour elle. En semaine c’était calme. C’est là que M pouvait passer et saluer F, demander, sans curiosité mais plutôt avec politesse et l’intérêt de ceux qui ont le cœur sur la main, si des clients étaient venus et qu’est-ce qu’on y servait, elle viendrait elle aussi manger un jour avec A, son mari, "oui un soir, prévenez-moi je vous réserve une table, A je l’ai vu l’autre jour, derrière", il était au jardin, c’est les patates, on aime aussi les haricots et ça donne bien, les framboisiers aussi, mais pour ce qui est des fleurs lui et moi vous savez on n’y connaît pas grand chose. Et c’était vrai que M ne parlait jamais de fleurs, en tout cas jamais avec moi. Comme c’est fragile une tige de fleur. Le pot est posé sur un banc et la tige balance comme si elle allait pouvoir résister à ce qui est à son échelle une tempête, et elle résiste. Comme c’est fragile une tige de vie. On se rapproche d’un souvenir et il balance au vent. On raconte l’enrobé, le goudron, alors qu’on n’y avait pas vraiment prêté attention sur le moment et tout naturellement on évoque le décalage entre ce qui est dit et ce qui a réellement eu lieu, entre ce qui existe et ce qu’on peut en raconter. Les photos de sols se superposent. On peut prendre en photo des carrelages, des dalles, sans doute qu’on est happé ou surpris par ce dessin carré et rassurant, cet échafaudage de verticales et d’horizontales aplaties, ces sortes de structures, ça apaise. Ou bien c’est le bitume des rues qui nous surprend, parce que ça file en tiges justement, fragiles, figées dans leur résistance au vent. On suit les branches factices dessinées dans le sol qui se mélangent aux ombres des arbres vrais et se font avaler par les caniveaux pour resurgir plus loin, en triangle, qui n’avait aucune intention d’être un triangle. Comme c’est inattendu tout ça, les choses, les signaux, les pensées, la mémoire qui ne sait pas trier. Par quel hasard elle me raconte sa vie. M n’est pas reconnue. Fille de fille-mère. M doit aller travailler, à quatorze ans elle part avec une petite valise chez le notaire, la femme du notaire lui donne des ordres, laver, éplucher, nettoyer, transporter et elle dort sous le toit. C’est une vie sans temps, elle n’a pas de temps, les bourgeois le lui mangent. La peau de ses jeunes mains se fendille. M me raconte, elle dit "ce n’est pas du Zola !" en riant, je ris aussi, pourtant c’en est. À une dizaine de kilomètres, c’en est. Les maisons de brique serrées, avec une porte, une seule fenêtre sur la rue, épaules contre épaules. Comme c’est joli ces rues, toutes ces maisons pareilles, dit une dame qui ne connaît que la baie d’Arcachon. C’est du folklore. On peut toujours pointer les chevalets, les terrils, les murs noirs, expliquer que s’il y a une école ici c’est parce que c’était l’école de la mine, ce bâtiment c’est l’hôpital de la mine, ce magasin se tient à l’emplacement de l’épicerie de la mine. Le propriétaire n’était pas un notaire, mais ils se côtoyaient sûrement, à des dîners, des messes. On peut toujours expliquer ce qu’on voit, c’est comme les mains de M. Sous sa peau de travail, il y a sa peau jeune de quatorze ans, usée et malmenée. Sous les briques repeintes, il y a des corps qu’on n’a pas laissés faire, qu’on a tordus et enfoncés de force sous la terre. Et c’est comme les tiges des souvenirs, on ne fait pas le rapprochement, on pense que c’est passé, que ça n’a plus lieu d’être, que les corps sont tranquilles maintenant. À l’école, on a accroché des drapeaux de tous les pays européens autour d’un mât central. Le mot paix découpé en lettres de couleurs est décliné en plusieurs langues, et c’est vrai que les enfants vivent en paix dans l’ancienne école de la mine et l’ancien hôpital de la mine où une banderole est dépliée, "nos vies valent plus que leurs profits", à cause des brancards qui s’entassent dans les couloirs. Les lignes sur le bitume plongent, s’arrêtent, reprennent, se développent un peu plus loin, et le "leurs" de "leurs profits" sort en fin filament d’un ancien "leurs" de notaire où M était boniche. "C’était dur", elle dit en jetant un sucre dans son café. Un autre jour elle parle de la musique. Elle va dans la chambre où elle dort avec A (sa grande carcasse, son beau sourire) et revient avec un étui à violon. Je demande bêtement si elle peut m’en jouer. Sûrement pas, elle répond. Le violon, on n’a pas le droit. On n’a pas le droit d’en jouer mal. C’est comme donner une claque à un enfant. Si on n’est pas virtuose, on le pose dans l’étui, on le range sur une étagère, on le garde en relique, pieusement. M ne croit pas en Dieu. M croit aux signes. Ce qu’on commence un vendredi ne dure pas. Si on fait tomber un couteau, c’est qu’on aura bientôt une visite. Si on repique du persil alors quelqu’un mourra. Ce n’est pas un dieu unique qui s’affaire, c’est une multitude de divinités, petites, râblées et travailleuses, qui s’activent sous la terre, comme les corps tordus, des dieux du pauvre. Et puis F vient un matin prendre un café parce qu’un couteau était tombé. Elle dit "je ne sais pas ce que je vais faire". Elle dit "je ne sais si je vais le garder". Elle dit "je n’ai pas la place, pas le temps, ce n’est pas le moment". M en est déchirée. M n’a pas d’enfants. M se rattrape sur tous les enfants de l’école maternelle qu’elle materne. Ahlala dit M. C’est pas possible. Faut pas. Dire des trucs pareils, faut pas. Bien sûr je ne vais pas décider à ta place (F ne regarde que le café au centre de sa tasse, elle est incapable de lever les yeux). Mais c’est pas dieu possible, dit M. Je peux pas entendre ça, dit M. Elle est encore plus dévastée que lorsqu’on lui demande de jouer du violon. Comme si on lui arrachait de la peau, à nouveau, un reste de peau sur ses mains, comme si ensuite il ne lui resterait plus rien. Pas possible, elle redit. Pas dieu possible. F se lève, elle dit "je vais voir", elle dit "je vais réfléchir". Et F décide de le garder. C’est un petit garçon aux cheveux qui bouclent. F l’a gardé mais elle ne sait pas quoi en faire. Le père n’est jamais là, enrobé, compacteur. F ne regarde pas le petit comme elle fixait le café dans la tasse, pas du tout. Et si par hasard elle le voit, elle oublie. S’il dit qu’il a faim, elle lui donne une cuisse de poulet à manger à la main, même s’il sait à peine marcher. Il s’endort sur une chaise du restaurant le soir. M passe de plus en plus souvent. Elle entre en surveillance. Elle achète une couverture à la bonne taille, toute molletonnée, avec des coccinelles et des ballons. Elle s’équipe d’un petit lit pliable. Elle ne donne pas le choix. Elle dit à F, il est à la maison, tu le reprendras demain. Elle sait que F ne le reprendra pas demain, parce que demain F aura autre chose à faire. M reste sans bouger, longtemps, pour que le petit s’endorme contre son torse. M n’en veut pas à F. C’est comme ça. F a été élevée comme ça, avec des cuisses de poulet entre deux couloirs. Pour ce qui est des études, F n’y croit pas. D’abord elle pense que ce n’est pas pour les gens comme elle, donc pour le petit non plus, c’est comme ça. C’est comme les vacances au ski, il y a ceux pour qui c’est du concret, les autres non, c’est comme avoir une télé qui fonctionne ou pas, ou comme avoir une voiture en bon état, c’est pas comme si on avait le choix. F est dans la catégorie de ceux qui s’habillent avec ce qu’ils trouvent et qui récupèrent le reste. C’est M qui achète des vêtements au petit, sinon il serait enveloppé dans des t-shirts taille 42. M s’affole lorsque le petit arrive par le jardin, sans prévenir, avec aux pieds les chaussures à talons de sa mère, brides défaites. Elle rit, elle montre qu’elle rit, elle rit très fort en se forçant à trouver ça très drôle, en forçant A à trouver ça très drôle lui aussi, les enfants c’est la vie, c’est inattendu, c’est du miracle que ça tienne debout sans prendre froid, sans se perdre, sans tomber dans les trous, sans se briser les chevilles. M s’en veut. C’est sa faute à elle si le petit n’a pas vraiment de mère. Ça passe par les tiges anciennes de souvenirs anciens où M était placée à quatorze ans, fille de fille-mère, boniche, sans personne pour arranger ses vêtements ou soigner ses gerçures. M s’en veut d’avoir recréé les mêmes conditions, les mêmes obligations de ranger les violons dans les armoires, pieusement. M s’inquiète. C’est sa faute tout ça. Et quand elle ne sera plus là, qui s’occupera des vêtements, des chevilles du petit, de l’endroit où il dort ? Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus, tous. Le bitume a été rapiécé, remplaçant les chemins que j’avais l’habitude de prendre.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • eu le temps de lire (enfin presque... un gros presque parce que j’étais prise) avec le regret de me dire que sans doute plus avant un bout de temps même si l’ordinateur résiste (était capricieux hoy)

  • et tu vois l’école qui n’est pas pour elle ni pour son enfant adoptif ou pas, c’est exactement ce qu’est en train de mettre en place et d’affermir le ministre chauve et son mentor, le petit hypocrite cintré : et c’est pour contrer ce genre de saloperie dégueulasse que des profs sont en grève et que les copies du bac, eh bien il faudra les attendre et négocier - enfin on espère, parce que les coups tordus des ordures ne manquent pas (voir, par exemple, mais c’est une autre histoire au même goût pourtant, les agissements de l’ordure transalpine vis à vis des deux capitaines de bateaux) - ça enfle, malgré tout, tout ça, ça enfle même si les vacances approchent, même si on oublie que ça fait trente cinq semaines que ça se réunit sur les rond-point - j’ai l’impression...

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