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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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Femme à la nature morte de Jean-Pierre Suaudeau

vendredi 6 août 2010, par c jeanney

« Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il avait essayé de renouer les fils de ce qui s’était inexorablement dévidé, de reconstituer comment elle avait pu en arriver là, à partir de ses propres souvenirs, des quelques lettres reçues durant toutes ces années, des bribes de discussions avec elle, de ce qu’elle lui avait dit ou qu’elle avait parfois essayé de lui faire entendre à mots couverts, qu’il avait imaginé, pour comprendre, ou plutôt que comprendre, pour seulement mettre des mots sur une réalité fuyante, à l’image de Lisa. »

Lisa, personnage central de Femme à la nature morte, en constitue progressivement la trame : le narrateur l’observe d’abord avec la distanciation d’un entomologiste, puis l’investit, s’y coule si intimement qu’il se change en sa voix intérieure.

C’est donc petit à petit que l’on s’approche de Lisa. Vue d’abord en plan “extérieur” à travers les yeux d’un narrateur tourmenté, ses gestes et mimiques la dessinent comme une femme en peine, à la vie amoureuse douloureuse, difficile.

Bientôt, c’est elle, “en gros plan”, qui parle par la bouche de celui qui écrit. Elle cherche peut-être dans le passé une explication au présent, la logique de la mécanique qui façonne sa vie.

« J’avais beau chercher, la plupart des souvenirs que j’avais de mon enfance se rapportaient à mon père. Ma mère estimait sans doute qu’en nous mettant au monde elle avait accompli l’essentiel et que si elle s’était encombrée d’un homme, c’était à seule fin d’enfanter, de jouer son rôle de femme, sans quoi elle s’en serait bien passée. »

Dans un élan incontrôlable, un mouvement de survie ou de révolte, Lisa a tout quitté, maison, mari, enfants. Cette femme accommodante, presque servile, s’est libérée d’une vie grise aux côtés d’un époux qui la trompe.

Brutalement seule, ses armes sont dérisoires. Pas d’emploi, pas d’argent, pas de logement décent pour accueillir ses enfants… Un cercle noir l’enserre, fait d’heures de ménages et de solitude, d’attentes, de dossiers, de Centres, de papiers, de manque. Un tourbillon l’entraîne toujours plus bas.

« Le monde a rétréci. Autrefois, il était si vaste qu’il s’étendait à l’infini. Maintenant, il est devenu aussi minuscule que le deux-pièces dans lequel je suis enfermée avec les chats, je tourne avec eux, je griffe les murs avec eux, je me roule sur la moquette avec eux, je me heurte avec eux contre la porte-fenêtre, je miaule avec eux pour qu’on m’entende. Confinée là, d’où je ne sors plus, d’où je n’ai plus l’impression de sortir, même quand je sors. »

Qu’elle évoque sa famille ou son passé commun avec le narrateur, Lisa semble se poser éternellement la même question : comment en est-elle arrivée là ? Et si les choses s’étaient déroulées différemment ?

« Enfin bref C’est vieux tout ça— Mais pour moi ça a été un moment super important— Je voulais juste te demander— Tu vas me trouver débile —Mais je m’en fous — Si cette fois-là il n’y avait pas eu l’intervention des flics et aussi si il n’y avait pas eu Anne est-ce que — je veux dire— tu aurais pu tu aurais consenti à par exemple sortir avec moi —à passer quelques jours avec moi — de vacances par exemple— Est-ce que tu l’aurais fait ?  »

Jean-Pierre Suaudeau rend compte d’une impossibilité : approcher Lisa, jusqu’à se coller contre elle, alors qu’elle n’est plus là, et peut-être donner, redonner au narrateur la proximité qui lui a manqué, qui lui manque, quand Lisa ne peut plus être rejointe.

« Au sortir de la brève cérémonie, l’espace avait cessé d’être habitable, occupable, son corps avait perdu toute consistance, y flottait ou plutôt s’y était dissout, même pas quelques particules encore chaudes de cendre, mais passé à l’état gazeux, indécelable, devenu transparent. Ou peut-être était-ce le gris qui avait tout supplanté, tout envahi, tout métamorphosé en une irradiation mate, grise et poussiéreuse à travers laquelle il s’était frayé tant bien que mal un passage, fendant le maigre attroupement, Ça vaut mieux comme ça pour elle la pauvre Mon Dieu ! Mon Dieu ! elle ne souffrira plus elle est bien mieux là où elle est maintenant, prononcé d’une voix de crécelle par une vieille femme qui avançait difficilement, appuyée sur une canne, était-ce à lui qu’elle s’adressait ? »

Femme à la nature morte redonne vie à Lisa, et offre à l’écrivain, témoin impuissant de sa déchéance, de s’amender. À travers elle, il rendra compte d’une autre chute, celle de Claudie, point crucial dans cette destinée énigmatique, si transparente, si solitaire.

Si le portait garde ses parts d’ombres, la somme de petites lâchetés, batailles perdues, fraîcheurs et naïvetés qui l’épaississent, lui donne une humanité bien présente, vivace et une complexité émouvante, contenue dans des détails indéfinissables. (« Écrire, dit Jean-Pierre Suandeau, serait débusquer ce qui se tient là, tout près, et échappe sans cesse, invisible. Un peu moins invisible à qui l’écrit, tente de l’écrire. »)

Lisa occupe le centre de la toile. Derrière elle, les visages de ses proches se chevauchent, silhouettes reconnaissables, jalonnant sa vie, l’influençant parfois, sans réussir à la sauver. Exception faite du peintre :

« Et pour quelques semaines, quelques mois, grâce à toi, je renaîtrai, je pourrai de nouveau me lever tôt, m’asseoir au bureau, y rester des heures, toi silencieuse à mes côtés, laisser sur la feuille la trace irréfutable que quelque chose là s’est tenu, a eu lieu, donner sens à ce qui n’en a peut-être aucun. »


Femme à la nature morte de Jean-Pierre Suaudeau

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