Histoire secrète des prairies du Nord-est asiatique de Vincent Tholomé
mardi 6 novembre 2012, par
« Et :
– STEPPE.?!,
– dirait une voix, une voix de fille.
Et tout commencerait.
Toutes les affaires ayant lieu dans STEPPE. Le grand dire STEPPE, je veux dire. Elles se déverseraient en fois dans le noir. Toutes les affaires s’étalant en une fois et droit devant. Et dans le noir. Elles sortiraient en petit tas, un seul, de la bouche. Et elles se déverseraient droit devant. Occupant tout l’espace. Droit devant. Occupant le tapis dans le noir. Et tout ça, toutes ces choses, se passeraient dans le noir. Toutes les affaires de STEPPE, du grand dire STEPPE, se déroulant en une fois dans le noir. Tout se répandant, droit devant, en petit tas, en une fois et dans le noir. »
Un mot, STEPPE, et tout commence. Vincent Tholomé dévide ce mot, en presse le jus jusqu’à ne plus pouvoir, dans un travail débridé, au-delà du conventionnel, faisant fi des limites, les ignorant. Des voix l’encouragent, approuvent, en redemandent.
« — tu voudrais que je raconte steppe, camarade ?, dirait encore la voix (à moins que ce ne soit une autre ?), toute l’affaire se déroulant dans steppe ?
— oui
— toute l’affaire des chiens de l’armée Kouropatkine se déroulant dans steppe ? Tout ce qui arriverait à nous autres, Broyeur et Goitre, Jeune Pousse et Peau d’Iguane, quand nous serions dans steppe ?
— oui. oui. oui
— toutes les misères et tous les doutes des chiens et de leurs chiennes ? Pourquoi et comment ils se rencontreraient ?
— oh oui. Bien sûr. Bien sûr »
Le narrateur, en réponse, invente à mesure qu’il raconte un paysage large, décrit davantage, étoffe. Ce jeu de voix presque “collectif” évoque les émotions d’enfance où l’on joue à se faire peur, cavalcades sur des chevaux inexistants, attaques de bandits, actes de bravoure.
Lorsque le spectacle enfle, les voix interviennent, oui nous nous racontons des histoires.
« Et :
— c’est n’importe quoi, n’importe quoi, dirait une voix. Une autre voix. Fille ou garçon ? Je ne sais pas. Je ne sais pas. »
Jeu de mise en page, tailles de police de caractère et fragments de textes sur photos, Histoire secrète des prairies du Nord-est asiatique se démarque d’abord dans sa présentation.
Si l’on ajoute le souffle épique, démesuré, dévastateur… difficile de trouver des adjectifs pour qualifier ce texte work in progress de Vincent Tholomé.
En phrases courtes, c’est du cinémascope en marche, un film à grand spectacle, Gengis Khan au milieu d’un western. Mais qui serait ponctué d’outrances incroyables, admirables.
« Kamas !, dirait Kouropatkine. Le général Kouropatkine. Suivez la bande, partout, où qu’elle aille ! Dérivez sans compas dans la steppe infinie ! Nourrissez-vous de racines crues ! Soignez-vous les dents ! Soignez-vous les pétoires ! Piégez les bœufs musqués ! Peaufinez votre technique de pêche ! Étudiez de près les omelettes aux œufs de poissons ! Compulsez les ouvrages de plomberie ! Comparez votre vie nomade à celle d’un sédentaire ! Réparez à la main vos casaques de cuir ! Limez-vous les dents ! Laissez-vous pousser la barbe ! Vivez torses nus ! Soyez effrayants ! Vivez le nez au vent ! N’écoutez pas les rumeurs ! Soyez actifs ! Refusez les cadeaux ! Soyez incorruptibles ! Soyez de mauvaise foi ! Pratiquez l’art raffiné du mensonge éhonté ! Niez l’évidence ! Reprenez tout à zéro, la cause et le monde ! Mettez en cause l’autorité ! Ne supportez pas l’insupportable ! »
Une horde héroïque s’avance, faite d’hommes « Des couteaux et brownings dernier cri. Des pétoires tournoyant autour de nos index puis voltigeant de main en main et rengainées sur un claquement de doigt ».
Et les femmes ne font pas que chavirer sur leur passage :
« Voilà les vies. Les petites vies sages des garçonnes. Des furies des toundras. Des superbes nanas aux hanches larges. Nous serions mères et filles. Et femmes et soeurs. Nous serions tout à la fois. Nous discuterions. Plaiderions. Couperions les têtes aux lapins. Aux enfants méchants. Aux nanas circulant sans chemises. Aguichant nos maris et nos frères. Nous accepterions la viande. Boirions le jus des pierres. Attraperions des garçons et des filles. Les nouerions au lasso. Nous enlacerions leurs corps. Les tiendrions au chaud dans un cocon de chanvre. Les enfouirions dans la terre. Les maintenant vivants à coups de gourdes. De grandes goulées de jus de viande et de légumes. Ferions la moue nos hommes. Les bouderions. Leur tournerions le dos. Les enverrions paître. Se rafraîchir dans les rivières. Leur enverrions des cuillerées de purée à la figure. Leur décocherions des flèches. Jouerions le grand jeu des femmes indignées. Délaissées. À l’abandon. Nous serions folles d’inquiétude, dirions-nous. De jalousie et d’inquiétude. Pleurant. »
Impossible de lire Histoire secrète des prairies du Nord-est asiatique d’une traite, il faut se ménager des plages de repos entre les passages, comme si cette “chevauchée sauvage” était capable, réellement, de nous essouffler .
La lecture à peine reprise emporte immédiatement dans ces steppes, ce monde hors champ étalé sur un grand écran en couleur, avec ses gouttes de sueur en plans rapprochés et de l’absurdité inquiétante en arrière-plan.
Sans doute que nous connaissons ces steppes, qu’elles vivent dans les soubassements de notre inconscient, dans nos modèles de figures héroïques, nos mythes et nos légendes.
Sur ce terreau diffus, propre à l’imaginaire de chacun, Vincent Tholomé jette des doses fortes ou homéopathiques d’inespéré, d’inattendu, « jusqu’à ce que quelqu’un, quelque part, un gardien, tourne le commutateur, allume l’ampoule dérisoire, vingt-cinq watts, ramène le jour et la chicorée, le petit déjeuner des familles, dirait-il, et, désolé les gars, désolé les filles, mais aujourd’hui pas de croissants, dirait-il, et, oui oui on comprend, dirions-nous, nous autres ».
Ce texte hors norme, incomparable au sens premier, fait naître l’envie, difficilement explicable, de prononcer d’une voix forte et gourmande « STEPPE ». Juste histoire que ça recommence.
Histoire secrète des prairies du Nord-est asiatique de Vincent Tholomé
Chez Publie.net