Montparnasse monde de Martine Sonnet
vendredi 6 novembre 2009, par
« Gare grise, mais de toute la gamme chromatique des gris. Unis le plus souvent, plus ou moins dégradés par l’usure générale, mais aussi granités des bordures de quais ou des marches des grands escaliers à l’ancienne du hall Maine – qui tremblent sous nos jambes par moment sans qu’on comprenne pourquoi, par quelle loi mécanique de déformation nécessaire à cette imbrication complexe d’escaliers et d’escalators suspendus dans un grand vide. Ailleurs, gris mats ciment, luisants béton, brillants métal ; sans oublier l’anthracite crasse toujours prête à rajouter sa couche ni le gris souris des souris qui traversent les traverses. Montparnasse monde gris répétitif (comme certaines musiques que je goûte assez). »
Avec ses quarante « chroniques », Montparnasse monde dissèque les fragments d’une gare pour en renvoyer l’image en grand format : au rythme d’une photo et d’un texte par semaine, Martine Sonnet a décidé de rendre compte de la gare Montparnasse, l’œil tantôt scientifique (degrés, mobilier spécifique, incidents, tuyauteries, etc.), tantôt affectif (trajet habituels, réminiscences, anecdotes marquantes).
Son écriture varie les postures : yeux baissés, au ras du sol, vers le « métal à motif grains de riz en quinconce » de certaines marches, ou yeux levés vers les plafonds « Béton, uni, tranché de poutres ou caissonné, alternant avec verrières ou claires-voies déversant la lumière du jour ».
Dans une sorte de diaporama-littéraire, Montparnasse monde renvoie des images aléatoires : une plante verte en pot qu’on n’ose pas jeter, une horloge rassurante
« celle posée au sol du hall Pasteur, jamais prise en défaut, aiguilles et heures arrimées solidement ; une horloge qui se laisse approcher, à laquelle on peut se mesurer et dont le globe renvoie l’image de qui la photographie », ou une flopée de jeunes hommes
« suintant la bière, cheveux ras, brandissant des quilles gigantesques » traversant la gare avec leur paquetage.
Par instant, l’écriture se fixe dans une sorte de « marquage au sol » avec des exercices de gare, des souvenirs de gare, des extensions de gare, des rêves de gare, qui forment comme une respiration, une pause atemporelle au milieu du mouvement que l’on devine incessant, dans les bruits de frottements, de roulements, et à l’écoute de cette « voix féminine exaspérée » qui répète ses indications en boucle.
« Rêve de gare, un peu fou et bien au dessus de mes moyens, caressé depuis longtemps : une nuit, j’irais dormir au cœur du monde Montparnasse, en touriste, dans un des deux hôtels triple étoilés collés au plus près de la gare. »
Si Martine Sonnet regarde la gare « autrement » grâce l’objectif de l’appareil photographique qu’elle utilise, son regard d’historienne est là, avec sa conscience d’être devant un microcosme révélateur, un mini-monde qui serait placé au centre d’un monde plus grand, utile comme l’est l’articulation pour un membre qui doit se plier ou se déplier.
Des événements naissent dans la gare et se répercutent plus loin (wagon qui a déraillé, accident…). Et d’autres, venus de l’extérieur, atteignent la gare en retour (canicule, grève…).
Montparnasse monde se situe en équilibre sur ces signes, au milieu de ces répercussions mécaniques et humaines, à un endroit strié de part en part, dans le nœud du « système des intersections, des bifurcations suggérée ».
À cet endroit aussi se joue la fiction. On espère surprendre le fantôme d’Harold Lloyd
« suspendu, invisible, aux aiguilles de l’une des horloges de façade », on égrène les
« mots de la famille de gare, comme : égarement, gare à vous Garance, voie de garage, garez-vous mieux Edgar, etc. » et l’on s’étonne d’une incursion de l’étrange en toute discrétion :
« Dans la gare des choses apparaissent, se transforment et disparaissent sans qu’on s’en aperçoive – seulement après coup et personne pour dire alors quand ça s’est passé.[…] Si le monde Montparnasse se déplace en même temps que je l’écris, je n’aurai jamais fini. »
Montparnasse monde est une rencontre sur un quai de gare,
au milieu des trajets d’employés affairées, des déambulations de touristes perdus. Nous y étions passés sans vraiment remarquer l’assemblage complexe du lieu, mais ces textes lancent une invitation à nos regards, « nos re-gares », un appel à voir ces passages quotidiens différemment.
« Vous y arriverez et vous en partirez. Pas d’égarés, ni en amont ni en aval. Mais moi je ne me laisse pas faire. Je caresse la gare à rebrousse-poil, étire son emprise, la rends élastique et y loge mon monde. »
Montparnasse monde de Martine Sonnet
– Textes et Photos-
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