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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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Mort d’un père de Martine Rousseau

dimanche 6 novembre 2011, par c jeanney

Mort d’un père est un chemin non linéaire – avec bifurcations, hésitations et retours en arrière, prise à bras le corps, tensions et interrogations – vers un père qui vient de mourir.

Le prenant à parti parfois, la balance entre tu et il augmente la sensation de tâtonnement vers l’autre, ce père et sa face inconnue, les preuves de son existence que l’écriture exhume, photos d’enfant et séjours à l’hôpital.

«  Sa visite du dimanche ne s’éternisait guère, « Bon je vais y aller ». Tu n’avais pas encore cassé tes os, et le vin du midi ajoutait à ta marche toujours incertaine, car déjà quand tu arrives un parfum de bière tournaille autour de ta bouche. Alors je disais « je vais te raccompagner », et nous descendions vers le parc

et je cherchais les mots

que tu ne cherchais pas. »

C’est un texte mystérieux par sa forme : fragmentaire, il ne donne pourtant pas l’impression d’être morcelé. Lançant des fils vers des photographies, souvenirs, paroles de chanson, extraits de contes, lignes poétiques, constats, il s’en dégage au contraire une grande continuité, due sans doute à l’intensité de l’acte, à cette volonté de happer, creuser et saisir la vie/la mort du père. Une volonté de s’y inscrire, de trouver et formuler enfin sa place propre au bout d’une lignée brisée à laquelle une femme incontournable (Eugénie) a imprimé sa marque.

La figure du père est questionnée à tous les temps : temps de l’enfance, échos et traces, temps adulte, de l’activité, temps de la déchéance, volontés, tics, négligences, et les objets qu’il a amassés se dessinent, nous questionnant aussi. Que faire des vêtements et meubles, du contenu des armoires, des assiettes, des statuettes ? Par quel bout attraper cette vie, sur quelle facette prendre appui, visage rebelle ou silencieux, joie ancienne, cadeaux, réparties, éloignements ?

« Entre la salle à manger et ta chambre, dans cet espace d’entre-deux où si longtemps j’avais dormi sur un canapé qu’il fallait replier au matin pour gagner de la place, s’entassaient tes vêtements en colline. Impossible de les affronter à mains nues, l’assaut me sembla inégal, ce n’était plus des pulls, des pantalons fatigués qui s’amoncelaient devant moi mais l’immensité de ta fragilité : tu ne pesais plus rien, dépouillé de ce que tu avais porté. »

Les visages du père changent selon l’époque et les aléas quotidiens. Martine Rousseau semble non pas empiler ces figures, mais les lier ensemble, les digérer. En écho, elle se fait sa propre addition de réponses à ces visages multiples : résignations, colères et incompréhensions, espoirs, tendresse immense.

« Il était monté sur un haut tabouret, et devant lui la glaise, grise, tournait entre ses mains arquées, prenant parfois pour modèles des têtes en bois de paysans au nez proéminent qui les faisait sembler à des caricatures. Il y eut des céramiques assemblées en carrés, disparues avant de parer quel mur ou sol imaginaires ? ce vase à la gueule striée de six lignes sombres et au col renflé, où des taches rougeâtres enfonçaient leur matière brillante dans le noir,

le vase-femme ocre aux bras en longs boudins s’arquant pour atteindre les hanches, et comme deux poire pourpres sous un cou sans tête serré de noir en coulée sur le dos, juste un trou pour des fleurs que je n’y vis jamais  »

Mort d’un père, ancré dans une époque, peu à peu devient atemporel, comme si le dernier visage du père devenait atemporel, se délitait, figure de sable, comme s’il ne pouvait plus être saisi que par bribes et effilochements. Ce chemin d’écriture à sa rencontre nous renvoie, nous lecteurs, à nos propres histoires, aux traces laissées, leur permanence et leur fragilité de fleurs séchées, nos empreintes et celles des nôtres, ou ce qu’il en reste.

« Plus loin, au-dessus de ses morts bien à elle, une femme a sorti chiffon de feutre et flacon de cire, jalouse de l’unique arrosoir laissé près des poubelles, accroupie puis à quatre pattes elle frictionne, frictionne une Vierge de métal vissée, puis le caveau comme un parquet de bal. Nous n’irons pas danser sur le tien, non, j’y laisse tomber de ces sortes de minuscules pommes lâchées des arbres alignés de l’autre côté du mur qui te protège des voitures qui passent et des chiens qui pissotent. Les fruits de poupée viennent rouler entre les lianes qui un jour, je l’espère, auront dévoré ta pierre, que plus rien ne vienne rompre le sol de terre, rien des sculptures en série, rien que le sol ondulé de doigts d’herbes de plus en plus longs. Bon sang, que la pierre se dissolve, que les morts ne fassent plus volume. »

Mort d’un père de Martine Rousseau, chez Publie.net

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