Une traversée de Buffalo de François Bon
jeudi 12 août 2010, par
« Tu avais donc décidé d’écrire chaque jour d’un détail de cette ville. Tu avais décidé que c’était une ville totale. Tu savais qu’il s’y rejouait le monde tout entier, là, dans ce parking pour l’instant vide, et là tout aussi bien, dans ces routes de ciment peint qui striaient l’espace, où les véhicules marchant en parallèle s’ignoraient, et bientôt divergeraient. Tu savais que c’était infini : le livre ne t’intéressait plus, mais l’explication des images et du monde, oui. Et d’aller à pied, là, dans ce parking, ou dans cette étendue de terre rase. »
Ainsi commence Une traversée de Buffalo, traversée démultipliée, où François Bon compose et décompose l’espace d’une ville, de la ville.
Y entrer d’abord par le regard, l’œil vertical des photos aériennes qui décalent la notion de ville et la dessine dans une autre perspective. Vue depuis le ciel, dépouillée de sa boue, de ses bruits, de ses odeurs, la ville se dématérialise peu à peu, muée en formes géométriques étranges que nous ne lui connaissons pas. Tubes des routes, mosaïques des constructions, voies ferroviaires en bobines de fils, quartiers en circuits intégrés, et du Klee dans les champs juxtaposés qui l’entourent, la ville se fait mutante, ses excroissances indéchiffrables.
Mais on ne reste pas spectateur, il ne s’agit pas d’un album à la Yann Arthus-Bertrand. Matière presque déshumanisée – on la penserait parfois issue d’une civilisation extra-terrestre – que François Bon utilise, ouvre, dans laquelle il plonge, saisit aux entrailles « ce type aux bras tendus, qui hurlait », « la pâte de la ville » retrouvée. La littérature fouille l’image, fouille nos vies dans les images, traduit le grand mouvement humain à l’origine.
« Nous vivons dans des îles. Chacun aménage son île. Dans l’île de chacun, une tour où on habite, et chaque étage sa fonction : manger, dormir, ranger, s’occuper. Dans l’île de chacun, ces silos pour ce qui fut vécu, qu’on a accumulé et qu’on n’irait pas si souvent chercher. Dans l’île de chacun, la forteresse dans ses murs épais, ses murs sans fenêtres, la forteresse où parfois, dans une grande salle vide et grise, on vient s’asseoir et penser. »
Le nœud de la ville, construite et subie, et ce mouvement contraire qui broie.
« Alors à nouveau le fracas du fer, à nouveau toi lancé sans diriger, à nouveau les directions brisées. À peine tu sortais, que tu montais dans ton véhicule, il accélérait, tu voyais défiler les rampes, les bretelles, les ponts : téléguidage. »
Lecture traversée de lignes, ciel, sol et sous-sol, passé et futur, espace si large de la ville et point ténu de l’homme, propos serré à voix unique issu de multiples voix rassemblées. Et la littérature, comme elle se meut à l’intérieur.
« Longtemps, la mémoire des villes était celle des livres. Longtemps, on assemblait les livres et cela devenait la mémoire de la ville, la mémoire de tous. Et puis les livres étaient devenus au-dessus de nous ce nuage en mouvement, se déplaçant loin au-dessus du pays, recouvrant le ciel, et lui-même – le nuage – s’était effiloché et dissout. La mémoire était ce qui en circulait. »
J’ai retrouvé dans Une traversée de Buffalo, et sans déceler réellement ce qui faisait lien ni la teneur de l’écho, des accents/impressions de ma lecture de l’Enterrement. Je ne l’explique pas. Dans les deux cas, l’idée d’être remuée profondément, qu’on questionne là des fondations. Ou l’approche d’un point d’intersection qu’on devine primordial.
Lire aussi la présentation sur le tiers livre :
« Début 2010, en voiture de location, je me perds dans l’étendue urbaine de Buffalo. Surgit, juxtaposée à l’infini, toute l’histoire industrielle et sociale de l’Amérique des Grands Lacs. De retour à Québec, je tente de retrouver sur Google Earth ce pays inconnu brutalement surgi, et je me perds encore plus »
Une traversée de Buffalo de François Bon
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