block note - à l’aveuglette
samedi 9 novembre 2024, par
Je suis entrée depuis plusieurs semaines dans l’écriture d’un texte. Je n’ai pas l’impression de l’avoir choisi, ce serait plutôt le sentiment d’avoir été emmenée là, conduite par des aléas, des constructions, des déconstructions, des envers et des endroits, des pièces qui tombent sur la bonne tranche et des dégringolades, glissades et découvertes, des illuminations soudain, et puis certains ressorts qui se sont assemblés les uns avec les autres. Ce tout forme une sorte de total ponctuel, et ce total ponctuel m’amène à écrire ce que j’écris. Je l’écris à la main, dans un cahier. Au bout de plusieurs pages, je trace quatre ou cinq traits obliques /////, un repère pour marquer une pause, avant de recopier/modifier ce que j’ai écrit au propre sur mon ordinateur. Quand j’ai fini, je retourne au cahier pour reprendre l’écriture derrière les traits obliques. Je note aussi sur mon téléphone les phrases qui viennent quand je marche ou pendant une course. Au retour, je m’envoie le texte en mail pour le copier-coller sur mon document. Les deux sources/supports, téléphone et cahier, cohabitent sans se gêner, ni rien disloquer sur le même document total et ponctuel. Ce que j’écris est très présent. L’écrire me demande beaucoup de temps, en ce sens que ça arrive même quand je ne veux pas, et que si je m’installe bien décidée à le prendre à bras le corps, il devient flou. Il n’est jamais aussi net que lorsque je ne le regarde pas. Il me demande avant tout d’être poreuse, de me nourrir de « l’autour », je ne sais pas comment appeler cette sorte d’écosystème, très large et vague. Le meilleur moyen d’approcher, c’est d’écouter, et parfois c’est difficile parce que cet autour est vraiment navrant. Je ne peux pas gommer le navrant. C’est peut-être ce navrant mon sujet principal. Mais je peux essayer de tirer sur le tissu, pour favoriser des poches, des courbures, des creux, et imbriquer dedans des fibres de force et de tonus, de fierté aussi de refuser une nappe de tristesse. Ce que j’écris est très concret. C’est en relief. C’est un objet, à modeler, à sculpter. Je n’ai jamais été aussi sûre de moi sur l’idée de l’écrire, de le devoir, il faut que. Et je n’ai jamais autant écrit à l’aveuglette. C’est comme si je modelais quelque chose qui ne répond pas aux propriétés logiques du modelable. Ce que j’appuie avec le pouce pour l’enfoncer se soulève en piques et en bosselures. Je n’ai jamais été aussi consciente de vouloir, de chercher ce modelable indiscipliné, pour qu’il m’étonne et me fasse vaciller, sans plan déterminé. Comme être en vie, tout simplement. Pour l’instant j’ajoute de la matière. Je vise un nombre de signes précis. Quand j’aurai atteint ce nombre de signes, je reprendrai le texte, j’en enlèverai, j’en ajouterai, tout en restant à l’intérieur du cadre, dans le périmètre du nombre de signes. Au début, je visais 299 792 signes, ce qui est la vitesse de la lumière en km/s. Mais depuis quelques jours, je sens que ce nombre est mon ennemi, qu’il me plombe, qu’il m’empêche d’agir, qu’il me toise, qu’il me juge, qu’il ne coopère pas avec moi. Peut-être qu’il est trop simpliste, trop idéal, que c’est à cause de cette notion d’idéal que je ne peux pas m’y confronter. Alors j’en ai choisi un autre, qui soit plus à ma main, peut-être plus souterrain ou plus inattendu, impossible à prévoir. J’ai trouvé 196 883. C’est la dimension de la plus petite représentation du groupe Monstre non-triviale irréductible. Il ne me fait pas peur. C’est un nombre amical, que je ne comprends pas, mais qui a cette apparence que je cherche, monstrueuse, irréductiblement hors idéal. Nous allons marcher ensemble, ou plutôt je vais le rejoindre, comme on vise un endroit sur la carte et j’y vais, aujourd’hui j’en suis à 134 260 signes. C’est je crois à cause de ce texte que j’ai besoin du block note. Pour m’échapper un peu. Marcher à côté de moi, si c’est possible, me décentrer, m’accompagner. J’ai toujours aimé apprendre comment ça marche. Je préfère écouter une voix qui me raconte comment elle travaille, plutôt que l’accès brut à son travail, généralement. C’est aussi en lien avec l’idéal, le but, le clos, l’aboutissement, des notions qui ne me parlent pas, que je refuse au fond. Le but, l’aboutissement, ce sont des flottements stabilisés arbitrairement. Un texte, un livre, ne sont jamais finis. Héraclite dit Panta Rhei, ce qui veut dire Tout coule, tout évolue. Je le sais parce que j’ai écrit un texte sur la chapelle de Ronchamp, et que Panta Rhei est la devise de cette commune. C’était un texte ponctuel, un journal d’investigation sur ce lieu particulier, un texte de mécréante, car je suis extérieure au religieux. Je suis aussi ignorante des philosophes grecs, je ne sais pas pourquoi je me suis souvenue de Panta Rhei, peut-être à cause de sa sonorité et de sa graphie, et son sens, comme une prise sur un mur d’escalade.
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Messages
1. block note - à l’aveuglette, 9 novembre, 18:43, par PdB
après j’ai tapé
196 883
sur google qui m’envoie au wiki - qui m’indique le nombre de dimensions de ce monstre (freak en anglais - le pluriel réfère à un de mes films préférés - il y a aussi "la nuit des forains" que j’aime beaucoup - mais je m’égare : c’est juste ce qui (me) vient) (le trois cent mille kilomètres par seconde est une jolie image cependant - hier (comme tout se conjugue et se complète) j’ai vu dans la rue l’enseigne d’un salon de coiffure désaffecté intitulé "Luce Coiffure" en néon (c’est que Luce en italien veut dire lumière : cqfd hein) : c’est juste pour te dire que rien ne va sans rien et réciproquement) (vazy) (yeah !)
1. block note - à l’aveuglette, 10 novembre, 11:58, par c jeanney
Freaks, mince, celui-là non plus je ne l’ai pas vu, et il n’est pas dispo dans la médiathèque près de chez moi, argh, mais je ne désespère pas, j’ai mis son titre dans la boite à suggestions l’année dernière (j’espère le voir dans les nouveautés à la place des mémoire de drucker :-(
On continue, on tente, parce que hein, pourquoi pas au fond. Yes.
2. Lettres grecques, 9 novembre, 20:08, par Emma Corde
Merci pour Heraclite et la vanne ouverte. Au début, ta compatibilité des signes me met mal à l’aise (un comble, non ? Mais aussi la veille du 11 novembre, l’impression des croix sur les corps...). Finalement Heraclite et je te vois comptant les oiseaux dans un carré de ciel.
1. Lettres grecques, 10 novembre, 11:55, par c jeanney
Merci Emanuelle, je suis comme toi pour les chiffres, c’est une donnée avec laquelle je ne suis pas à l’aise, mais là, pour ce texte, j’en ai besoin, il me faut un nombre qui fasse limite, qui trace les bordures du cadre où je... (je cherche le verbe, patouiller, bricoler, s’activer, tenter, s’emparer de, triturer), bref le cadre où je [hum] :-)))
3. block note - à l’aveuglette, 9 novembre, 23:42, par brigitte celerier
j’admire le patient travail... et j’admire d’avance) comme viatique n’oublie pas que "Le but, l’aboutissement, ce sont des flottements stabilisés arbitrairement." comme tu le dis si bien
1. block note - à l’aveuglette, 10 novembre, 11:51, par c jeanney
Merci Brigitte, c’est toujours de passage ce qu’on fabrique, c’est mieux de le savoir (sinon, on veut sa statue ou sa trumptower, ça finit mal) :-))
4. block note - à l’aveuglette, 11 novembre, 10:56, par arlette
Formuler les flottements de la pensée est si difficile
Les reprendre et ne plus les ressentir Aïe Admiration
1. block note - à l’aveuglette, 11 novembre, 18:07, par c jeanney
(on tente, on tente, pourquoi pas ^^) Merci Arlette !