block note - air
mardi 15 avril 2025, par

Quelquefois je me dis que pour créer, vouloir quelque chose est le meilleur moyen de passer à côté. Il y a le programme, l’intention, comme dans un cahier des charges de Perec. L’idée d’une structure, ou d’un périmètre, ou le choix d’une couleur pour peindre. Mais ça ne dit rien de la suite. C’est même ça qui est assez merveilleux avec les contraintes, les procédés, ce qui rentre par la fenêtre, pressé, un peu comme un filet d’eau le long d’un chemin, la contrainte c’est l’eau et le dénivelé, mais impossible de savoir à l’avance quel caillou, quelle bosse fera tourner, décrocher, sinuer le filet d’eau. C’est aussi une question d’attitude face au matériel. Dompter, dominer, ça expulse les bosses. Ça ne donne que soi, puisque c’est induit, construit par soi et seulement soi, c’est-à-dire un objet ponctuel riquiqui. Si on s’arrête au soi pour créer, on est sûrement rassuré sur son propre ego, mais on est aussi bloqué, comme si on attendait sans fin à l’arrêt de bus, debout dans un rectangle vitré couvert de pubs pour des déodorants. Ne pas maîtriser fait advenir. Déjà, au-delà de soi, mais aussi au-delà plus largement, au-delà pour tout le monde. Parce qu’on ne sait pas comment ça va se déplacer ensuite. Parfois c’est inexprimable ce qui arrive, c’est dans la zone d’air propice. Hier j’ai vu Un animal, des animaux de Nicolas Philibert et je ne suis pas sûre de ce qu’il a voulu montrer, ni sûre que lui était sûr au moment de montrer, c’est pour ça que j’ai vu tant de choses de l’ordre de l’en dehors, dans la zone d’air propice. Les yeux des animaux par exemple. Ce ne sont que des billes de verres, comme des boutons sur la face d’un ours en peluche. Et les visages des animaux, on a bien vu dessous la paille, les agrafes ou l’argile molle qui consolide la mâchoire. On voit des animaux, alors qu’ils n’ont plus rien de l’animal, taxidermés, repeints, limés et recollés. Leurs têtes sont filmées de face, une suite de plans rapprochés qui font naître la zone d’air où tout est possible. J’ai vu des animaux stoïques, effrayés, compassionnels, interloqués, curieux, incrédules, et sages, des divinités silencieuses qui patientent pendant que les humains bricolent, besogneux, leurs catalogue, leur collection. Et les humains étaient très beaux, très occupés, à la fois connaisseurs et complètement ignorants. C’est la suite de plans rapprochés sur les yeux billes de verre et les gestes de mise en forme filmés qui ont provoqué ça en moi, quelque de complètement inattendu, inattendu pour moi, mais peut-être aussi pour le réalisateur, qui a vu ce qu’il faisait au moment de le faire, et qui ne l’a pas voulu, ciblé. Il dit, à propos d’un autre de ses films, "Quand je me lance, j’arrive en étant aussi disponible que possible aux micro-événements, aux rencontres… Mais vraiment, je ne veux pas savoir où je vais. Je serais d’ailleurs bien incapable de faire un film pour appliquer un programme, illustrer un discours ou délivrer un message, Je fais des films à partir de mon ignorance et de ma curiosité. De mon envie d’apprendre des choses des autres, de comprendre pourquoi je suis venu dans tel ou tel endroit pour filmer." Je garde ce truc, cette tactique, ce programme : créer à partir de son ignorance.

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Messages
1. block note - air, 15 avril, 20:00, par brigitte celerier
" je ne suis pas sûre de ce qu’il a voulu montrer, ni sûre que lui était sûr au moment de montrer, c’est pour ça que j’ai vu tant de choses de l’ordre de l’en dehors, dans la zone d’air propice" j’aime
1. block note - air, 16 avril, 17:41, par c jeanney
Merci Brigitte (ça me travaille cette question du contrôle/non contrôle)))
2. block note - air, 15 avril, 21:05, par Anne Savelli
Voilà qui donne à penser tout court et à penser aussi, une fois vue la bande-annonce du film dont tu parles, à De toutes pièces de Cécile Portier. Quelque chose, dans ce désir de fixer la vie par la mort, qui oscille entre l’effroi, le dégoût et une certaine forme de fascination.
1. block note - air, 16 avril, 17:46, par c jeanney
Ah oui, quel beau texte celui de Cécile !
Ce qu’il y a aussi dans "Un animal, des animaux" c’est une sorte de point d’interrogation, qui se voit même dans les yeux de bille de verre des animaux, un "pourquoi" (pourquoi éradiquer ou célébrer en somme) Les animaux empaillés, filmés dans le quotidien des gens qui les réparent ou les installent avant l’ouverture du musée, ne sont pas statiques, ils sont filmés avec une capuche de plastique ou enrubannés de scotch protecteur, et ça provoque des sentiments envers eux, comme si eux en avaient aussi (inquiétude, surprise, ou l’idée qu’ils sont dans une situation inattendue)
Merci Anne :-))
3. block note - air, 16 avril, 16:56, par PdB
on a des trucs à savoir avant de se lancer - par exemple mais il y en aurait beaucoup d’autres le pacte avec le lectorat auquel on est plus que deux à souscrire, l’orthografe ou ce genre de choses aussi - mais où va aller le texte ? la loyauté envers ses propres vérités et puis l’histoire (je suis entrain d’écrire une histoire vraie mais je brode, je me détourne,j’invente je recense les choses qui ne peuvent pas en pas avoir eu lieu et celles qui ont eu lieu, effectivement, mais qui sont sans doute ou seulement peut-être sans effet sur ce qui s’est passé réellement sans trop savoir ce que veut dire l’adverbe là - après je me relis et je brode encore (je regarde si je fais partie du lectorat - je corrige les fautes, j’aménage) et je recommence (et je n’ai jamais fini...)
1. block note - air, 16 avril, 17:48, par c jeanney
" la loyauté envers ses propres vérités", c’est comme une armature en ferraille, on ne peut rien ajouter sans elle je crois (mais je me trompe peut-être) (de toute façon c’est du travail de pénélope) (et pas fillonnesque celui-là :-)) Merci Piero)))