TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - alafin

jeudi 23 octobre 2025, par c jeanney

Ce matin je lis chez Ece Tumalkuran un de ses souvenirs d’enfance à propos de l’album Le Petit poisson noir que lui lisait sa mère ("le Petit Poisson noir quitte sa rivière pour aller découvrir le vaste océan. Il croise des centaines de créatures mais finit piégé dans le gosier d’un pélican. Il retrouve ainsi plein de petits poissons et met au point une rébellion pour s’échapper. Tous joignent leurs forces et se libèrent du cruel pélican – d’une même voix, nous avons terminé l’histoire – ’… les petits poissons sont les plus forts lorsqu’ils sont ensemble.’"). Une fois devenue adulte, elle doit lire cet album à une enfant, et arrivée à la dernière page, elle réalise que sa mère ne lui avait pas lu la vraie fin du livre, mais l’avait modifiée. Selon sa mère "Le Petit Poisson rentra chez lui et raconta toutes les choses merveilleuses qu’il avait vues dans le vaste océan. Tous les autres poissons étaient fascinés", alors qu’il est écrit dans le livre "Le Petit Poisson noir ne rentra jamais chez lui et personne n’entendit plus jamais parler de lui". Ece Tumalkuran décide alors de raconter à la fillette la fin inventée par sa mère, parce que, dit-elle, la fin véritable provoque chez elle un rire amer. Peut-être parce qu’elle la reçoit comme le signe d’un abandon, d’un échec, d’une disparition, d’une perte de pouvoir. Je la comprends. Mais je peux aussi comprendre cette ’vraie’ fin autrement et la voir comme l’affirmation d’une union collective, d’un maelström plus riche et vaste parce qu’il ne s’arrête pas à une figure individuelle. Si le petit poisson noir se perd dans la masse des poissons, si on ne sait plus rien de lui et qu’il n’est plus personne, c’est parce qu’il est devenu tout le monde et toi, et moi et nous, et toi aussi. Il y a un problème avec les figures de sauveurs, eux seuls donneraient des fins heureuses. Je repense à l’Éloge des fins heureuses de Coline Pierré que j’ai eu tant de plaisir à lire à sa sortie. Son essai milite pour une réappropriation des fins considérées avec mépris, trop romantiques, ’à l’eau de rose’, elle dit que nous avons besoin des fins heureuses pour nous donner de l’espoir, et je suis d’accord, on a besoin d’espoirs, on a besoin de fictions pleines d’espoirs. Elle écrit "Arbitrairement, on pourrait diviser la morale en littérature en deux catégories : celle des fins malheureuses et celle des fins heureuses. La première est une morale défaitiste et déterministe. Elle affirme : le monde est ainsi et on ne peut rien y faire" mais qu’est-ce que c’est une fin heureuse. J’ai été biberonnée aux contes récoltés par les frères grimm et leurs fins, baiser du prince (p majuscule, sauveur, messie), ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, mais ça ne dit pas qui des deux faisait la vaisselle, et ce ’bonheur’ semble aussi très déterministe et cadenassé, c’est comme ça, les princes sont là pour sauver les princesses, c’est leur mission, et la mission du quotidien est d’assurer la descendance. Comme presque tous les jours en ce moment, je pense à ce que dit le personnage d’Octave dans La Règle du jeu, quelque chose comme ’chacune-chacun a ses raisons, c’est ce qui est dramatique’. Chacun-chacune a sa propre idée de ce qu’est une fin heureuse. J’aime bien que le petit poisson noir se perde, devienne tout le monde, comme tout le monde, ni admiré ni statufié, ni paré de toutes les qualités ou symbole de pureté, qu’il ne soit pas changé en dieu en quelque sorte. Je ne veux pas être fascinée par le petit poisson noir, je veux qu’il habite dans ma rue, dans ma salle de bain, qu’il achète son pain un peu partout, je veux qu’il soit Blaise, le poussin masqué. Personne ne sait qui est Blaise le poussin masqué, parce que chaque matin un poussin différent enfile le masque de Blaise. Et tout le monde connaît Blaise le poussin masqué, parce qu’il est extrêmement tonique et irrévérencieux, inventif et, puisqu’il est tout le monde, inarrêtable.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • D’ailleurs Blaise me fait penser au sous-lieutenant Marcos - pour les fins heureuses je ne sais je ne suis sûr de rien mais je pense quand même qu’elles sont peut-être aussi (ou moins) importantes que les chemins qui (nous) y mènent... Merci à toi

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