TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - batty

mardi 25 novembre 2025, par c jeanney

J’ai eu plusieurs fois peur ces derniers temps. La première fois devant la vidéo d’une conférence dont je ne sais plus exactement l’intitulé, l’IA, les avancées technologiques, et sur le plateau cette sorte de chien mécanique sans tête est entré. Il a marché devant le premier rang des spectateurs, tout seul, autonome, sans personne aux commandes, comment lui faire confiance. Si j’avais été assise là, au premier rang, je me serais enfuie en courant, le sang glacé. La deuxième fois devant la prise à bras le corps de François Bon qui se coltine à Claude, ce que Claude lui répond, explique, ses réparties et raisonnements de machine pourtant si singuliers, personnels et futés. J’ai pensé on est en passe d’être foutus, tous toutes, et grandement, le sang glacé, comment peut-on faire confiance à ce qui n’a pas de corps mais qui s’exprime comme si. Dans les Contes d’Hoffmann il y a le magnifique chant d’Olympia, l’automate. Je ne sais pas définir l’IA, par quoi elle passe, en quoi elle va aider ou asservir. J’aime le chant d’Olympia parce que je sais qu’elle n’est qu’une marionnette sublime. J’ai peur de marionnettes aussi sublimes qu’elle mais dont on ne saura pas que leur tête tombe avachie sur leur torse une fois poussé le bouton off. Je ne sais pas soigner ma peur autrement qu’en me focalisant sur plus d’humain, partout. Mais l’humain manque à sa parole. Il organise des cessez-le-feu en continuant de bombarder. Il expulse pour un coup de crayon. Il rend le sol stérile et noie les pauvres gens continuellement. Je commence à avoir des idées impatientes, des désirs de ratés épiques, de bulle qui éclate. J’espère des bugs, comme la fois où un bateau s’était mis en travers et bloqua tout. Ou la fois où des ragondins et écureuils ont mangé internet. Le requin de Jaw qui m’avait fait si peur, je le trouve très humain quand il s’attaque aux câbles sous-marins qui transportent toujours plus de surveillance mortelle, d’idées de race supérieure toutes enrobées de marchandises. J’ai peur qu’un jour l’air soit changé en produit spéculatif où investir, comme c’est le cas pour l’eau, les graines, les soins, et qu’on se découvre au casting de Total Recall. Je comprends le film Blade Runner autrement. En fait, maintenant, je ne sais plus quoi en faire, à cause des marionnettes dedans, plus humaines que l’humain, ou autant. J’imagine le mélange d’Olympia et de Roy Batty, et le monologue des larmes dans la pluie, chanté avec des trilles [1]. Les IA ne savent pas mourir, car elles n’ont pas le temps d’une vie pour apprendre comment. Elles ne peuvent pas être malades de la vie, ni fêlées par la vie. Elles ne comprendront rien à qui nous sommes. Je chéris de plus en plus la réalité de la peau, le ciel sans satellites et les fabrications collectives, collectivement mortelles de vie, et malades de la vie, et fêlées par la vie. Comme ce poème lu chez Florence Trocmé :

On t’a donné trois vœux

toi tu ne veux
ni un palais surplombant l’océan
ni la gloire impossible
ni le pouvoir de dire assis couché debout à l’existence

seulement
une inspiration longue
une expiration lente
être à nouveau léger
comme un petit vent chaud [...]

Maintenant

tout est si loin
si haut
qu’un escalier est devenu insurmontable
et que nos yeux s’essoufflent
à regarder au loin

tout est si loin
si haut
qu’on est pris de vertige
rien qu’à se regarder dans un miroir… [...]

… mon corps est un vieux paysage
que j’ai appris à détester [...]

Je me réveille avec mon corps

lui et moi
nous prenons un café

nous prenons une douche
et je le lave

nous discutons de nos envies pour la journée
mais je n’ai pas le dernier mot

lui ne veut pas bouger
moi je voudrais courir
au moins sortir

lui prend nos traitements
moi je dois les subir

et tous les deux nous attendons
le jour où nous nous referons confiance [...]

Tu as la gorge sèche et les poumons pleins d’eau

tu ressembles à un puits un jour de canicule
et tu voudrais te lancer une pièce
pour pouvoir faire un voeu [...]

Ma pneumologue a dit le bilan n’est pas bon
il faut perdre du poids
on va changer les doses

mon psychologue a dit qu’il faut du lâcher-prise
et qu’il faut que j’apprenne à m’aimer

ce matin ma balance avait pris deux kilos

mon coach continue ses encouragements
mais ce n’est pas gagné

la femme que j’ai vue dans la publicité
a dit qu’avec un seul produit
je pouvais rajeunir de quinze ans
qu’avec son tout nouveau programme amincissant
je pouvais perdre jusqu’à vingt kilos

mon kinésithérapeute a dit que j’ai le dos le plus tendu
que j’ai la nuque la plus raide
et qu’il me faut de l’exercice

ma voyante a prévu que ma vie changerait
dans les six prochains mois
grâce à Vénus ou à Mercure

ma naturopathe a dit que j’ai trop de sommeil en retard
des mois
ou des années de sommeil en retard

puis ma nutritionniste a dit que je manquais de fer

apparemment
il n’y a plus que moi
qui ne sais plus quoi faire [...]

Gonflez-moi à l’hélium
que je m’envole au moins
au milieu des lâchers de ballons
qui s’en vont lentement
rejoindre les derniers nuages [...]

Un soir j’ai réuni la culpabilité
la douleur et l’angoisse dans une pièce

je me suis approché lentement

je n’ai rien dit

et je les ai frappées
aussi fort que j’ai pu

puis je suis sorti
en refermant la porte à clé
avec un grand soulagement [...]

Venez tous près de moi
pour qu’on se constitue ensemble
un corps
capable de survivre encore un peu

que l’un donne un bras fort
que l’autre donne un dos solide
une bouche amoureuse
un regard persuadé
une main capable de douceur

venez tous près de moi
pour nous refaire ensemble
un monde tolérable [...]

Puisque plus rien ne suffira
pour oublier qu’on est en train de vivre
retournons vivre
où nous avons pleuré

c’est déjà ça

laisser quelques beaux souvenirs
par-dessus la douleur [...]

… et quand je serai mort
écrivez sur mes os
des choses réconfortantes
avec mes cendres
écrivez sur les murs
des choses réconfortantes
plutôt que de les disperser [...]

… combien de vies me faudra-t-il
pour te rendre un centième
de ce que tu mérites ?

quelques millions de vies peut-être
même si je sais bien
que tu répéteras pour ces millions de vies
que je ne te dois rien [...]

Arthur Scanu

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)


[1"I’ve seen things you people wouldn’t believe. Attack ships on fire off the shoulder of Orion. I watched C-beams glitter in the dark near the Tannhäuser Gate. All those moments will be lost in time, like tears in rain. Time to die"

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