TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - besoins

mercredi 16 juillet 2025, par c jeanney

Parce que j’écoute souvent des entretiens où pleurer des rivières sur le monde actuel, ses nouvelles brunes, ses perspectives, j’entends souvent l’idée qu’il n’y a pas d’imaginaires, de récits, qui puissent lutter contre l’anti-humanisme. Hier, aux idées larges, étonnée de voir que pierre bayard finit par l’importance de la fiction dans nos fonctionnements sans citer nancy huston. Je ne crois pas à l’importance de la fiction dans nos fonctionnements, mais à sa prééminence, la fiction comme germe de tout. Je fais le trajet habituel vers la boulangerie, je longe la cathédrale bâtie sur la fiction d’un dieu aimant ou colérique, je marche sur des trottoirs bitumés de fictions de déplacements facilités, je peste contre la fiction garée sous forme de tesla et sur la pochette de papier de ma baguette, une compagnie d’assurance qui me donne les thèmes fictionnels importants du jour, AUTOMOBILE et CHASSE en vis-à-vis. La fiction de la sueur obligatoire au travail, de l’enfantement douloureux obligé pour les femmes toutes pécheresses sauf une, la fiction de l’élu, de l’élue, la fiction de la masse indistincte des humains qu’on ne nomme pas. Et pourtant chaque humain porte un nom, il n’est simplement pas dit ou entendu. Quelqu’un dit à la radio "cet homme aimait beaucoup les femmes". Mais ça n’existe pas, les femmes. Il n’y a pas un grand sac qui contiendrait les femmes comme des pains aux raisins. Multiples, différentes, singulières, olympe de gouge, marie besnard, ada lovelace, cruella d’enfer, margaret thatcher, pocahontas, l’impératrice ts’eu-hi et gisèle halimi sont des femmes. J’entends des gens dire qu’il nous manque des fictions d’espoir d’un monde moins destructeur. Et pourtant ces fictions existent, c’est juste qu’elles ne sont pas proéminentes, pas publicisées. Je cherche un mythe sociogonique qui raconterait pourquoi il y a des riches et des pauvres. Les mythes sont réactionnaires. Ils racontent pourquoi les choses sont telles qu’elles sont. Tous les mythes pourraient finir par "c’est comme ça". Ils contiennent la justification de l’état des choses. Une justification narrative.

Un récit Dusun dit que Tamardakan, fils du créateur des hommes, jalousait le bonheur de ceux-ci au temps où l’égalité régnait, et fit donc en sorte que l’inégalité apparaisse.
(Dictionnaire critique de mythologie, Jean-Loïc Le Quellec).

Pourquoi il y a des maîtres.

Le grand dieu des Nyankore, Ruhanga, planta un jour trois semences dans le sol, et il en naquit trois calebasses ; des deux premières, Ruhanga put extraire un couple, de la troisième seulement un homme ; les trois êtres masculins s’appellent KaKama, KaHima et KaIru ; Ruhanga leur impose une épreuve qui consiste à rester éveillés toute une nuit avec, à côté de chacun d’eux, un pot de lait ; mais Kairu s’endormit, renversa son pot, et c’est pourquoi ses descendants, les Iru, doivent produire leur nourriture en tant qu’agriculteurs ; KaKama s’endormit plus tard dans la nuit, et renversa la moitié de son pot de lait ; seul Kahima tint jusqu’au matin ; alors Ruhanga lui dit de reverser la moitié de son lait dans le pot de KaKama, et c’est pourquoi Kahima est l’ancêtre des Hima, éleveurs de bétail, et KaKama celui des Kama, maîtres du pays, à qui les vassaux versent tribut.

Il y a des maîtres à cause d’une obscure récompense initiale, devenue héritage. On paye.
Une autre fiction, pire, est celle du dieu zambe.

Chez les Bulu, le dieu Zambe crée un homme blanc et un homme noir, et leur apporte d’autres nouveautés, l’eau, le feu, le livre ; lorsqu’ils allument le feu, la fumée atteint les yeux du Blanc, aussi celui-ci s’en va-t-il en emportant le livre, tandis que le Noir garde le feu ; lorsque Zambe convoque sa création pour voir ce qui est arrivé, le Noir lui dit qu’il n’a que le feu : Zambe décrète qu’il travaillera toujours dur, faute d’apprendre des choses dans le livre ; le Blanc ayant le livre, Zambe lui dit de continuer à lire, pour apprendre beaucoup de chose, mais, en revanche, il ne saura pas faire grand chose et il aura besoin des Noirs pour entretenir le feu et travailler la terre.

Certaines fictions sont dégueulasses.
On hérite de fictions anciennes, comme celle qui dit que "la nature est bien faite", alors que la nature approximativise, qu’elle construit l’illogique nerf laryngé de la girafe

"Chez les girafes, ce nerf fait un détour absurde de quinze pieds, une boucle sinueuse autour d’une artère majeure qui coule directement du sommet du cœur. C’est exactement ce qu’il fait chez nous, seulement la longueur du cou de la girafe a étiré cette boucle de haut en bas de manière assez inutile. Le fait que sa position anatomique soit exactement la même chez elles et chez nous est un sceau, une marque de fabrique de l’évolution aveugle et inefficace dans la nature, que Darwin lui-même a qualifiée de ’maladroite, gaspilleuse, [et] hésitante’."
(Le livre des humains, Adam Rutherford)

La nature n’est pas bonne ou pas, juste existante. La juger, bien ou mal, c’est agir avec l’aplomb du professeur, sa supériorité. Comme si l’humanité ne faisait pas partie de la nature. L’antagonisme corps/âme, la dualité raison/émotion ou corps/cerveau (comme si le cerveau ne faisait pas partie du corps) sont des fictions. Les catégories sont des fictions. L’ordre des lépidoptères n’existe pas, c’est nous qui l’avons inventé pour pouvoir parler ensemble de formes de vie qui se ressemblent un peu, mais qui sont cent soixante-quatorze mille deux cent trente-trois fois (en l’état actuel des connaissances) diversifiées. La fiction que j’ai de moi me porte. La façon dont je me vois, comme une personne qui écrit, ou qui colle, ou qui pense, ou qui brode, ou qui récolte des sons, des images, ce "comment je me vois" me construit, fictionnellement, et alimente mes journées [1]. Les fictions sont génératrices, elles enfantent d’affreux raccourcis, de magnifiques dépassements. Elles sont des appuis, des répulsifs, des points de repère qui permettent de refuser les élucubrations du dieu zambe en les traquant dans ce qu’elles laissent comme séquelles aujourd’hui (l’homme africain pas encore entré dans l’histoire). Elles peuvent nous armer de fictions fertiles, enveloppantes, qui foutent la paix aux gens

Chez les Zuñi, le créateur est un androgyne nommé Awonawilona (littéralement : "il-elle"). Le dieu mexicain Xipe Totec est, chez les Totonak, androgyne. Chez les Araucan, le grand dieu céleste est à la fois homme et femme. [2]

C’est ce qui est bien avec les fictions : elles expliquent pourquoi le monde est tel qu’il est, mais comme elles sont plus nombreuses que des cheveux sur une tête, elles racontent aussi, également, tout autant, que le monde aurait pu et pourrait être autrement. Quels emballages on froisse, lesquels on garde, qu’est-ce qu’on imprime.

(photo de l’emballage de ma baguette ce matin)

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)


[1Je repense toujours à ce que dit annie dillard dans en vivant, en écrivant : après avoir écrit une page, elle dit qu’elle a deux solutions. Soit sa page est formidable, la meilleure chose qu’elle ait jamais écrite, un achèvement magistral, soit, pour le dire sans détours, ce qu’elle a écrit est de la merde. Elle conclut en disant qu’en vérité sa page n’est ni aussi magnifique ni aussi médiocre qu’elle le croit. Ces deux avis sont des fictions, des fictions de soi plaquées sur soi, des sortes de moteurs à démonter. Parce que si ce qu’on fabrique n’est ni magnifique ni pourri, alors tout est possible, et on peut se remonter les manches pour faire.

[2toujours tiré du Dictionnaire critique de mythologie de Jean-Loïc Le Quellec
(quelle merveille ce livre)

Messages

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.