En ce moment, à peine réveillée, j’aime lire Fellini par Fellini avec mon café.

"Mais vous-même, quelles responsabilités croyez-vous avoir ?
L’unique responsabilité que j’éprouve consiste a éviter l’à-peu-près, qui est la sécrétion la plus directe de l’ignorance et de la sottise. Être approximatif, voilà une connotation italienne, typiquement italienne, une attitude psychologique que nous cultivons depuis toujours avec un soin à quoi nous nous plaisons, parfois même avec prétention, comme si c’était là une ressource, une qualité génétique que les autres ne peuvent que nous envier ; alors que, presque toujours, ce n’est qu’une résignation sordide à survivre, bien entendu encore et uniquement à peu près. J’éprouve la responsabilité de ne pas tromper, de ne pas me contenter de témoigner, par une application rigoureuse des moyens dont je dispose, de l’imbroglio où je me trouve chaque fois. Ne point renoncer à la rigueur : la couleur, la lumière, la perspective juste au moment qu’il faut. Sans pour autant oublier que l’expression artistique a un aspect ludique : en proposant une certaine vision des choses, en communiquant aux autres un mien moment de bonne (ou de mauvaise) humeur, j’invite au jeu de la fantaisie. Lequel peut sembler un luxe, une perversion, à un moment aussi dense d’inquiétudes et de peurs, qui nous fait croire qu’est chose coupable le fait de lever nos yeux au-dessus de ce qui est bas, pratique, quotidien. Au lieu de retrouver le sens du gratuit, nous sommes amenés à éprouver comme un devoir même le simple emploi du temps libre, lequel devient de la sorte un temps vide, ou rien ne favorise un quelconque rapport avec soi-même et avec la vie. Nous disposons de toujours moins d’espace pour la contemplation esthétique, entendue au sens grec d’aptitude au plaisir du beau. Le beau serait moins trompeur et moins insidieux si l’on commençait à juger beau tout ce qui donne une émotion, indépendamment des canons établis. Quelle que soit la manière dont on l’approche, la sphère émotive dégage de l’énergie, et c’est toujours un fait positif, tant du point de vue éthique que du point de vue esthétique. Le beau est aussi le bon. L’intelligence est bonté, la beauté est intelligence : l’une et autre comportent un affranchissement du cachot culturel."

Ça me questionne, éviter l’à-peu-près. Je le ressens, mais c’est comme si je pouvais comprendre ce qu’il dit, sur la justesse, sur l’incisif, sans pouvoir mettre la main dessus. En tout cas, cet à-peu-près n’est pas opposé à la certitude.

"Quelles sont les choses dont vous avez le plus honte ?
Des choses insensées que je peux dire au cours des interviews, de parler pour ne rien dire, des bavardages auxquels je me livre même sans y être invité et des silences où je sombre alors que ce serait justement l’occasion de parler. J’ai honte d’être vague, accommodant, imprudent.
Parfois, j’ai aussi un peu honte de n’être jamais sûr de rien. Devant quelqu’un qui, d’une façon innocente et simple, proclame ses certitudes, je me sens toujours un peu mal à l’aise, embarrassé, flottant, inconsistant. Un touriste curieux et indifférent, un passant, quelqu’un qui est là et qui n’est pas là. Même ceux qui piquent des colères passionnées, qui en perdent toute mesure, qui lancent des imprécations, qui haïssent ou aiment aveuglément, je les regarde avec un sentiment de stupeur et d’admiration mêlées."

Éviter l’à-peu-près, ce n’est pas être dans la certitude, mais c’est peut-être une façon d’aller incertainement droit devant, sans tenir compte des bricoles, des trous de taupe, ou alors en les examinant de front. Le cerveau passe son temps à faire du tri, c’est son emploi. Aristote pensait que le siège de l’activité mentale se situait au centre du corps humain, le cœur. Chaque tentacule de pieuvre possède son cerveau. Une pieuvre a donc neuf cerveaux, et aussi trois cœurs. Le nautile possède quatre-vingt dix tentacules. Autant de cerveaux ? Leurs yeux sont constitués de simples "chambres noires" ouvertes par une pupille étroite. Chaque œil est équipé de deux tentacules ophtalmiques. [...] Dans leur état naturel ou travaillés par des orfèvres, des coquilles de nautiles se retrouvèrent ainsi souvent dans les "cabinets de curiosités" qui contenaient les collections des riches intellectuels du siècle des Lumières", et voilà qu’on imprime sa marque sur la nacre, ce qu’on peut voir comme un admirable savoir-faire ou une appropriation, un ceci-est-à-moi, un kidnapping, de la prédation. Je regarde des radios de nautiles et, du coin de l’œil, je vois tomber en spirales une plume par la fenêtre. Je suis le fil, incertainement, comme on tâte son environnement dans le noir sans savoir ce qu’on a sous les pieds, mais c’est volontaire. Peut-être que vouloir (comprendre, chercher, examiner) est un évitement acceptable de l’à-peu-près.

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