Je ne sais plus où j’ai entendu dire que le chaos n’était pas le contraire de l’ordre. Le contraire de l’ordre c’est le désordre. Le chaos, c’est de l’ordre caché. C’est-à-dire de l’ordre non-encore-identifié, ou non-compris. Par exemple, les mensonges et les outrances de trump installent son chaos, son ordre pour mieux sidérer, inquiéter, voire même épouvanter, dominer, asservir. C’est un mode d’action du fascisme. Provoquer la sidération, la peur, l’impuissance et/ou la résignation, pour garder la main. C’est du chaos intentionnel d’"inonder la zone de merde", ce que conseille steve bannon. En face, le chaos non-intentionnel n’est pas non plus synonyme de désordre, il possède lui aussi son ordre interne. Par exemple une décharge à ciel ouvert ou mon bureau semblent extrêmement désorganisés, mais chaque chose est arrivée là selon des règles précises, gravitation universelle, obsolescence programmée, déplacement du point a au point b sous impulsions provoquées par certains évènements. C’est très intéressant, cette idée du chaos qui obéit à des règles. J’ai toujours gardé en tête la phrase de Kubrick qui dit que pour créer on a besoin d’un "chaos fertile". Les règles du chaos n’invalident pas cette phrase. Qui décide de quel chaos, et pourquoi, c’est la question. Je cherche un moyen de mémoriser / classer / organiser, parce que je passe trop de temps à dire/écrire "j’ai entendu quelqu’un dire", "je ne sais plus qui a dit", "il parait que", bref, je perds les sources, je perds l’origine et, en chemin, je perds des briques de raisonnement. Florence Trocmé utilise son flotoir, mais avant lui, je crois qu’elle a adopté la technique de Georges Didi-Huberman, des feuilles de papier A4 pliées en quatre et découpées sur les pliures pour faire des sortes de fiches, sur chaque fiche une idée / source / objet / pensée (c’est d’ailleurs très beau à voir, il y a eu une exposition de sa pratique à l’imec). Par contre, ce n’est pas pour moi, cette technique. Je suis une attrape-tout. J’ai besoin de noter au vol car j’attrape au vol, et je ne vois pas comment matériellement avoir ces fiches sur moi, à disposition (à pied ? en voiture ? dans l’escalier quand je porte le bac de linge à laver ?). Comme j’ai très souvent mon téléphone en poche, je peux noter un mot, une phrase dans l’application simplenote. Mais il peut y avoir des bugs. Mon téléphone a des bugs. Comme l’application musique qui se met en route toute seule et qui ne peut pas être stoppée, sauf en redémarrant l’appareil. Je pourrais essayer de résoudre ce bug, mais je n’en ai pas envie. Il est très bien ce bug. Il me fait me méfier de l’outil téléphone, de cet outil qui nage au milieu de google apple amazon facebook twitter, toute la chevauchée fantastique des écoles de commerce à chaussures pointues qui veulent être couronnés au bal de fin d’année, et faire passer l’idée des pauvres d’un côté, qui ne sont rien, et qui sont ou seront éjectés de l’informatisé, et des bonnes pâtes de l’autre, à qui vendre une voiture en forme de char d’assaut, les implants cérébraux d’iron man et des bons pour être cryogénisés et craquer comme des feuilles mortes. J’ai aussi remarqué récemment qu’en écrivant à la main je m’interromps moins en cours de route, et je ne me restreins pas sur la longueur de mes phrases ou le temps passé, parce qu’un mot écrit manuellement appelle plus simplement le suivant, alors qu’au clavier je suis sans cesse heurtée, ralentie par mes doigts approximatifs et mes fautes de frappe. C’est mon expérience. Et si j’écris sur écran, j’ai la sensation floue d’avoir produit d’entrée quelque chose de "propre", parce que mes mots ressemblent déjà à une page de livre imprimé. Comme si mon cerveau avait zappé une étape et qu’il me disait "tu es très proche du produit fini". À la main, j’écris très mal, et moins j’écris à la main, plus ma main se crispe, plus mes lettres deviennent informes. J’ai du mal à me relire. Mais une fois de plus, Éloge du bug, merci Marcello Vitali-Rosati, bugs de téléphone, bugs de doigts, cette donnée, mon écriture que je trouve souvent illisible, installe des creux, des ouvertures imprécises, des flottements, car elle ne ressemble pas à du béton, du fer forgé. J’ai remarqué aussi que si j’écris au vol sur mon téléphone je peux cesser de le faire très vite sous telle ou telle injonction matérielle, telle ou telle corvée, cuisine, machine à laver en fin de cycle, obligation pragmatique, parce ce que ce que j’ai noté reste "propre", reste lisible, alors qu’à la main j’ai toujours cette incertitude de ne pas pouvoir me relire, que quelque chose va m’échapper, et pour pouvoir me relire il faut que je réarticule, que je précise, que je reforme mes lettres plus clairement, que je creuse un peu plus loin en quelque sorte, ce qui me fait repousser l’arrêt, repousser le moment de l’aspirateur, repousser le temps parallèle à l’écrit, pour "ne pas perdre le fil". Bref, je cherche un moyen de noter au vol et à la main. Pour l’instant je ne vois que le carnet de l’inspecteur columbo, ce qui est logique, puisque je crois qu’écrire c’est enquêter. Par exemple sur l’ordre caché du chaos. On est allée voir des plages, L et moi, et il y avait un héron dans la mer saumon, des oies bernaches cravants qui volaient juste au-dessus de l’eau, qui se sont arrêtées pour brouter les morceaux d’algues éparpillés, et qui se sont enfuies lorsqu’un hélicoptère militaire a inondé toute la zone et nos têtes de merde bruyante, et puis il y avait cette clôture :

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