TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - casse-tête

mercredi 2 avril 2025, par c jeanney

Dans La Règle du jeu : "il y a une chose effroyable dans ce monde, c’est que tout le monde a ses raisons". Les petits lapins meurent pour du vrai, ce n’est pas du cinéma. Le personnage le plus sincère, sincère au point d’être assommant, meurt, ce qui ne change rien, au contraire, les structures retrouvent leur mécanique. On ne pourra pas échapper aux grands dangers, sans justice, sans récompense autre qu’une danse macabre sur un piano qui joue tout seul. Des femmes regardent les touches blanches et noires s’abaisser, se relever, sans mains qui les actionnent, des hommes regardent sur scène les déguisements s’agiter sans paroles. On regarde toujours depuis le présent, avec ses propres impossibilités de voir, avec chacune et chacun ses raisons. Les parapluies sont des armatures de baleine sans tissu, car il n’existe pas de protection. Quand vient la fin, les gens ne sont plus que des ombres en marche sur le mur du château, 1939. C’est un choc esthétique. C’est à dire que l’esthétique dévoile ce qu’on ressent profondément. Les émotions se mêlent de tout mais sont inefficaces à changer quoi que ce soit. Soit elles mentent, soit elles courent vers leur fin. D’abord, je suis happée par La Règle du jeu, c’est comme une pierre précieuse et compliquée, un hiéroglyphe, une boîte à mystères. Mais en creusant, je lis des choses terribles, des lettres antisémites envoyées à Vichy [1], "le critique cinématographique Pascal Mérigeau notant : « Renoir ne s’est pas opposé au courant dominant, […] il l’a accompagné, s’exprimant et se comportant comme le pétainiste convaincu que probablement il n’était pas, au service de la seule cause qui lui importait, la sienne propre. » Ma boîte mystère est disloquée, chaque pan éclaté, poubelle, placard, rangement, passer à autre chose. Mais c’est bien fait pour moi. Cette vieille habitude de vouloir trouver un porte-étendard à admirer est tenace, parce que j’ai été élevée dans le mythe du héros, du génie, de l’explorateur, du conquérant. Ce qui est ironique car justement dans La Règle du jeu il n’y a pas de héros, juste des gens. Voulant passer à autre chose j’écoute quelqu’une qui dit "évidemment mon livre est aussi nourri de rencontres [...] j’ai rencontré d’anciens présidents, mais totalement par hasard" (comme tout le monde j’ai envie de dire). Les inégalités la rendent triste. Elle dit avoir presque fait de la sociologie (presque). C’est compliqué, les gens.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)


[1"A M. le Directeur de la Radio et du Cinéma [Jean-Louis Tixier-Vignancour]
14 a0ût 1940 Cagnes-sur-Mer
Monsieur le Directeur,
J’ai en Amérique deux très bons amis, Monsieur de Rochemont
qui avec son frère dirige la March of Time, et Robert Flaherty, l’auteur de Nanook, Moana, Elephant Boy, Man of Aran, qui collabore au Service Cinématographique de l’État à Washington. Ils insistent vivement pour que j’aille faire un film en Amérique. Ce sont des gens sérieux et de sincères amis de la France.
Je leur ai répondu que je devais m’en remettre à votre décision.
Je suis certain qu’ils comprennent mon désir de collaborer à la renaissance de notre cinématographe national. Mais ils ont l’impression que la production cinématographique ne pourra pas repartir chez nous avant plusieurs mois.
Je me permets de vous donner mon sentiment à ce sujet : ici sur la Côte-d’Azur le spectacle est lamentable. À côté de certains de mes camarades, véritables professionnels, la racaille que vous connaissez
continue à s’agiter. Et je n’entrevois pas encore les moyens de les éliminer. La seule chance de faire un film proprement c’est de trouver un commanditaire en dehors de ces gens-là. Ça n’est pas commode, et même dans ce cas il faudra bien passer par des indésirables pour avoir un studio et des moyens techniques.
Enfin il serait désastreux de faire un film pauvre pouvant donner au monde l’impression que le cinéma français est devenu un cinéma de deuxième ordre.
D’autre part j’ai tenté de communiquer avec les producteurs italiens au sujet desquels nous avons eu une conversation. Je n’ai pas encore de réponse de mes amis de Rome. Je suppose que en ce moment-ci ils doivent avoir d’autres préoccupations.
Bien entendu mon intention est de ne rien faire avant d’avoir leur avis. J’y suis tenu par des raisons morales, notre collaboration là- bas s’étant transformée en une forme d’amitié ; et par des raisons matérielles, les agissements de l’Information pendant la guerre m’ayant empêché d’exécuter mon contrat.
L’avantage de l’Amérique c’est que j’y travaillerais tout de suite. Or je dois travailler si je veux garder le peu d’action que je puis avoir sur le public et sur les commerçants.
Mais s’il existe une chance de faire rapidement quelque chose en France il est bien évident que je dois rester. Je vous demande de me dire si vous supposez que cette chance existe. Vous êtes Le responsable de notre métier, c’est à vous de me dicter ma conduite. Je m’excuse de vous déranger, je sais que votre temps est précieux, mais je suis persuadé que tout cas intéressant si peu que ce soit le cinéma entre dans vos préoccupations.
J’ai envoyé un télégramme en Amérique en réponse au dernier télégramme très pressant que j’ai reçu aujourd’hui. Je demande à mes amis de là-bas de patienter et d’attendre que j’ai reçu votre réponse.
Je vous prie de croire, Monsieur le Directeur, à mes sentiments de parfait dévouement.
Jean Renoir
"
(Jean Renoir, Correspondance - 1913-1978, éditions Plon)

Messages

  • oh mmm j’aurais tant aimé ne pas tomber du haut de mes illusions

  • (dans le même ordre d’idée le Jeannot en question a donné le premier rôle (disons) à un la Chesnaye vaguement rastaquouère (Marcel Dalio qui parle de ce cinéaste fils d’un peintre de renom en des termes assez élogieux) (dans ses
    mémoires) opportuniste certainement ce Renoir-là - mais aussi réalisateur de "le crime de monsieur lange" assez à gauche disons - la domination patriarcale il y a un siècle (pratiquement) a du souci à se faire (tant mieux) mais ça ne se fera pas sans doute sans blessures .. Merigeau est sans doute aussi assez favorable à la mise à terre des statues... ("La Grande Illusion" n’était pourtant pas mal non plus (il y avait là déjà Dalio .. )

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.