"Tous les corps n’ont pas la possibilité de se déplacer de la même manière : certains parcourent de longues distances, d’autres se mettent en danger lors de ces trajets, d’autres encore sont soumis au stress de l’enfermement ou de tâches répétitives, exigeantes, épuisantes." (Mónica Nepote, lue dans Courrier international) Tous les corps n’ont pas la possibilité de penser ce qu’ils font, ni même parfois de penser à ce qu’ils pourraient faire. J’ai cette chance de pouvoir penser, ce qui est incroyablement luxueux. Penser à la liberté de ce que l’on peut faire, c’est penser aux limites, aux butées avec lesquelles il faut bien négocier. Agir, c’est nager dans sa piscine, avec ses couloirs, ses bords et ses échelles. Chaque piscine est individuelle et, vus d’avion, nous sommes une mosaïque de bassins côte à côte. D’une échelle à l’autre, d’un bassin à l’autre, nous échangeons nos gouttes d’eau. Nous examinons et comparons nos couloirs. Orson Welles dit quelque chose sur la civilisation, je n’ai pas eu le temps de le noter, mais je me souviens qu’il remettait en question cette idée d’être civilisé, qu’est-ce que c’est. Et qui croit qu’il n’est pas civilisé ? Chaque humain dans son bac pense qu’il est civilisé. Est-ce que ceux qui rendent les corps de prisonniers morts en captivité dans des sacs plastiques se disent non civilisés ? Sûrement oui, à leur façon. Parce que "tout le monde a ses raisons" (dixit La Règle du jeu). Est-ce que refuser une subvention à une association qui parodie le pouvoir est un geste civilisé ? Sûrement oui, selon son couloir et la dureté du carrelage qu’on a posé autour de soi. Être non civilisé, c’est être non humain, et même l’étrangleur de boston l’était, humain. Le mal et la destruction à petite ou grande échelle sont civilisées puisque natives d’une civilisation. La sauvagerie ou la barbarie ne sont pas hors de la piscine. Elles viennent avec l’eau du bain. La solution c’est penser, c’est avoir le loisir, le luxe, de penser ce qu’on fait. Une bonne et belle civilisation devrait être tissée par et avec ce luxe de penser ses actes sans être sous la coupe "de dangers, de stress, de tâches répétitives, exigeantes, épuisantes". J’en veux beaucoup aux artistes qui ont l’espace de penser. "lorsqu’on marche et qu’on mesure la distance et le temps en fonction de ses limites corporelles, on s’interroge sur son engagement dans un projet, et sur le but poursuivi" dit celle-ci, accueillie par la fondation milliardaire construite sur l’avidité, l’hubris d’une domination extractive, polluante, compatible avec les ismes dévasteurs, capitalisme, colonialisme, fascisme. Cette artiste (et pire, c’est une femme) mange et se loge avec l’argent volé à la pensée des autres. J’en veux beaucoup aux possesseurs des mots qui les retournent, les vident comme on vide des poissons, avec le gras du pouce qui repousse les intestins. Je leur en veux de me faire penser que ce qui reste de beauté se trouve à l’écart, dans le non civilisé d’un ciel rose ou d’un arbre centenaire. Je ne sais plus qui a dit "la littérature ne raconte pas le monde, elle fait partie du monde". Cette pensée, je ne l’ai pas encore absorbée entièrement, c’est encore trop grand pour que j’en saisisse la forme. Hier, ce que j’ai entendu de plus joli, c’était cette histoire de sainte qui rend la vue aux ânes, ce qui ne sert à rien. J’en arrive à penser que je suis une mystique qui n’a pas encore repéré son idole et s’acharne à l’avance à gribouiller des socles.

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