TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - crâne

vendredi 31 janvier 2025, par c jeanney

un extrait de Toutes les intelligences du monde de James Bridle

« Voici une brève liste d’espèces humaines archaïques, dont beaucoup ne sont connues que par quelques fragments d’os et des traces de populations "fantômes" profondément enfouies dans nos propres gènes. Aux côtés d’Homo sapiens, neanderthalensis et denisova, dans la catégorie des "humains anatomiquement modernes", figurent rhodesiensis, originaire de Zambie ; idaltu, établi à partir de trois crânes découverts en 1997 dans la dépression de l’Afar et datés de 160 000 ans ; et heidelbergensis, mieux connu, qui a également voyagé jusqu’en Europe et qui était le premier hominidé sans sacs laryngés simiens, ce qui laisse supposer un passage possible des grognements et des mugissements à la parole humaine. Découverte sur une île d’Indonésie, floresiensis, la "petite dame de Flores", ne mesurait qu’un mètre – exemple probable de nanisme insulaire, lorsque les corps des membres d’une population rétrécissent en raison de la rareté des ressources. Nous avons aussi cepranensis, ou homme de Ceprano, en Italie ; antecessor, le premier Homo trouvé en Europe, malheureusement soupçonné de cannibalisme ; ergaster, "l’artisan", qui a mis au point la première technologie avancée, la hache acheuléenne ; et naledi, dont les doigts et les orteils allongés suggèrent qu’ils ou elles passaient encore beaucoup de temps dans les arbres. C’est ce qu’on appelait autrefois le territoire du "chaînon manquant", où nous trouvons de nombreux autres exemples d’Homo habilis et d’Homo erectus : l’homme de Java, l’homme de Lantian, l’homme de Nankin, l’homme de Pékin, l’homme de Solo, l’homme de Tautavel (tous catalogués comme "hommes" alors que nombre de ces squelettes et individus étaient des femmes), chacun étant une déclinaison unique du type humain. Il y a aussi meganthropus, nommé ainsi parce qu’il avait une mâchoire – et probablement d’autres parties – de la taille de celle d’un gorille ; et gautengensis, un homininé essentiellement végétarien découvert dans les grottes du "berceau de l’humanité" en Afrique du Sud. En remontant plus loin dans le temps – mais après le moment où les homininés se sont séparés des chimpanzés (si l’on peut encore se référer à des divisions aussi rigides) –, on trouve Australopithecus, alias Dinkinesh/Lucy, et de nombreuses sous-espèces distinctes, notamment garhi, africanus, sediba, afarensis, anamensis, bahrelghazali, deyiremeda ; les Paranthropus ou "australopithécinés robustes", qui préféraient les harems polygames, comme les gorilles modernes ; et Ardipithecus kadabba et ramidus – des individus ressemblant à des chimpanzés qui semblent s’être autodomestiqués, devenant peut-être plus monogames et moins bagarreurs, à la manière des bonobos. Tous ces noms et distinctions évoluent un peu à chaque découverte d’un nouvel os de jambe ou d’une calotte crânienne.
Il apparaît que [...] la notion d’"espèce" en tant que chose facile à délimiter et à décrire n’est pas du tout établie. [...] Si notre trio poilu de Sapiens, Néandertaliens et Dénisoviens a réussi à produire une descendance viable et féconde, alors c’est toute notre structure faite de divisions qui se met à vaciller. Non seulement nous sommes enchevêtrés avec d’autres formes d’êtres dans notre ascendance, mais ces enchevêtrements incluent aussi bien des non-humains que des humains.
Une deuxième chose que nous réalisons est que toute tentative pour identifier des qualités exclusives parmi les différentes "espèces", et pour les délimiter par des séparations spécifiques dans l’arbre de l’évolution [...] est totalement erronée. Il existe de multiples formes d’être et de faire, de vivre et de prospérer, qui s’entrecroisent et s’entremêlent entre les nombreuses branches de l’arbre ou plutôt du buisson du vivant.
Ces prises de conscience ont été possibles grâce au génie technologique – en l’occurrence le développement, au fil des décennies, de méthodes d’échantillonnage et d’analyse de l’ADN extrêmement sophistiquées –, combiné à notre propre capacité à imaginer des relations au-delà de l’humain, et de son exceptionnalisme. C’est l’écologie des technologies dans ce qu’elle a de meilleur : l’association de capacités technologiques et d’une sensibilité plus qu’humaine qui produit de nouvelles manières de voir et d’apprécier le monde. Elle nous permet de reconnaître que tout est lié à tout le reste, et simultanément de bouleverser notre conception de ce à quoi sert la technologie.
Historiquement, le progrès scientifique a été mesuré par sa capacité à construire des cadres réducteurs pour la classification du monde naturel, un prêt-à-penser qui est devenu dominant aux XVIIIe et XIXe siècles.
Cette perception du progrès de la connaissance s’est accompagnée d’un long processus d’abstraction et de cloisonnement, de séparation des choses les unes des autres, dans une recherche constante de la base atomique de toute chose : le type unique, pur et définitif, est la seule vraie réponse. C’est à cette image que nos technologies ont été construites, jusqu’au binaire des 1 et des 0 qui sert de base à nos calculs.
Et pourtant, encore et toujours, plus nous cherchons à approfondir de telles abstractions, et plus nous allons dans la structure de la vie elle-même, plus ces distinctions deviennent floues et s’effondrent.
Ce que nous percevons comme des frontières et des conflits – ce qui nous sépare – s’avère souvent être non pas un produit du monde extérieur, mais la conséquence de criantes insuffisances dans nos propres conceptions, capacités et outils de discernement.
Nous pensons étudier le monde, mais en réalité nous ne faisons que mettre en évidence les limites de notre propre pensée, qui s’incarnent dans nos tableaux de bord et nos instruments de mesure. La vérité est toujours plus étrange, plus vivante et plus grande que tout ce que nous pouvons calculer. »

(une photo de la grotte de Sterkfontein, dite "berceau de l’humanité")

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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