Je me posais des questions sur la personnalisation, le fait de s’en remettre à un, à un seul (c’est rarement une), polariser sur lui, celui censé indiquer le cap à suivre, le haïr ou le célébrer, sauveur ou croquemitaine, en triturer toutes les images, l’interpréter, en débusquer les intentions ou au contraire rester aveugle à son nez au milieu de sa figure, pester de le voir au centre et en guetter le moindre signe. Se laisser lier par lui. Le laisser décider des paroles qu’on prononce et de ce qu’on éprouve, admiration et exaspération. Toujours les granzommes, partout. Césars et tsétéra. Napoléons partout. Le besoin de domination est vorace. Soit il te mange, tu obéis. Soit tu l’affrontes et tu le nourris du sentiment qu’il a raison de voir des dominants des dominés, rien d’autre n’existant dans son monde. Il faudrait pouvoir fuir la domination. La théorie de la fiction-panier est un outil, un magnifique outil, que je suis triste de ne pas avoir trouvé plus tôt. Un magnifique outil, pour moi, c’est le problème. Je n’ai pas tant besoin d’outils. J’ai un toit sur ma tête et de la nourriture. Je n’ai pas froid l’hiver. Pas de chef à supporter, à éviter, à calmer, à combattre. C’est facile pour moi. Je peux toujours penser, m’interroger. Pas de drones dans mon ciel, ma cuisine n’est pas éventrée et je n’ai pas perdu mes proches en un éclair, une explosion. Je ne vais pas dépérir, agoniser, être consignée dans une liste de chiffres notés dans un rapport qui sera soupesé, démenti, attaqué, dévastant, dévastateur. J’ai la place d’esquiver la domination, le choix de pouvoir l’éviter, quel luxe. Je crois que la prochaine civilisation qui verra dans ce choix (pouvoir fuir la domination) un bien élémentaire, un besoin nécessaire pour toutes et tous, sera très avancée. On pourra presque dire qu’elle sera civilisée. Les chefs y tomberont d’eux-mêmes, délités, écrasés d’inaction à force d’être fuis, d’être ignorés, devenus transparents et vains tels qu’en eux-mêmes. Et une fois la domination posée sur le côté, et écartée, elle n’abîmerait plus certaines choses sérieuses, comme la vie par exemple.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</