TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - don

samedi 22 février 2025, par c jeanney

J’imagine avancer dans une pièce recouverte de toiles gluantes, de tentures en lambeaux, et les mains vers l’avant je les écarte pour essayer de discerner, d’identifier ce qui est. Derrière les filaments en paravents, il y a une table de poker. Les joueurs sont gras, et même lorsqu’ils ne sont pas ventrus et transpirants, leurs idées sont graisseuses, poisseuses, mafieuses. Ils jouent aux cartes depuis des centaines d’années, depuis le travail des enfants dans les filatures, les bras assez minces et les doigts assez petits pour passer entre les machines, depuis le virus de la peste inoculé dans les couvertures distribuées intentionnellement aux autochtones, depuis l’atelier clandestin qui s’effondre, mais pour un bâtiment gravats, dix restent profitables ce qui, mathématiquement, leur convient. Ils ne sont pas motivés par la morale ou par des sentiments dont ils ne disposent pas. L’asservissement est leur mantra. Le gain leur porte parole. Ils placent la table de poker et les chaises de poker et les piles de jetons, l’alcool et les cigares, au-dessus de tout. Ce qui explique pourquoi l’espace est en lambeaux. Ce qui explique les tours de verre aigües, étanches, les véhicules aux lignes de chars d’assaut, la terre désinfectée par des coulées de DDT. Ils tueront, comme ils ont déjà tué, tout ce qui émettra l’idée de gratuité, d’accueil sans contreparties, sensible. Ils changent de partenaires au gré des temps. Le chef mafieux ennemi, si le deal est correct, devient l’allié. Qu’est-ce que ça me rapporte ? interrogent-ils à chaque carte jetée. La table de poker est en plein milieu des salons, des rues et des pâtures, transparente, haïssable et létale. Pour rester chef de clan, les joueurs intriguent afin de ramasser la mise. Il n’y a pas pire choix que de donner le pouvoir à qui le veut. Ceux qui prennent le pouvoir pour le pouvoir suintent d’une moisissure vorace, brutale, qui envahit la moindre plage et jusqu’au fond des océans. Un jour, mais personne ne sait quand, désirer le pouvoir sera considéré comme le symptôme d’une maladie mortelle, et mortelle pour tout le monde. Pour éviter la contagion, on ne pourra qu’offrir.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • tu es une vraie devineresse qui imagine la réalité (je t’en prie ferme les yeux et imagine un monde même un peu trop mièvre, pas trop pour que ça ne soit pas invivable mais tout de même... on ne sait jamais ... si ça marchait)
    belle description au demeurant

  • J’aime beaucoup ton texte
    et notamment ce que tu évoques à la fin à propos de cette terrible maladie qu’est le pouvoir
    maladie capable de transformer un mouton en loup.
    ...
    Oui, la forme vers laquelle vont toutes les mécaniques qui nous rendent auto-mobiles, sans l’aide des jambes, est très significative, je pense que Lewis Mumford (qui a évoqué ce que nous disait la pyramide, la fusée etc.) aurait à dire à ce sujet concernant la disparition des rondeurs.

    • merci Aunryz ! je crois que c’est Jacques Rancière qui parle de ça, du fait que celui qui veut le pouvoir est la pire personne pour l’exercer
      et l’impact que ça a sur l’architecture, la mode, le design, par exemple les tables et les chaises qui ressemblent à des concepts de tables ou de chaises, plus d’arabesques et de fioritures, parce qu’il convient d’aller droit au but, d’être efficace :-((

  • La force des images, suis saisie. Un texte très fort ... (et le pouvoir comme maladie mortelle ) Merci

  • (je me dis : je ne suis même pas sûr qu’ils (ou elles) jouent - dans le jeu, il y a quelque chose comme le rire : ils ne rient jamais vraiment (elles non plus) ou alors avec leur cynisme malodorant - tout ça nous avilit, nous aussi) (je me disais le pire c’est qu’ils (et elles ne soyons pas sectaires) nous donnent des envies meurtrières - que peut-on faire à présent que, comme eux le font, vouloir s’en débarrasser ? je me disais que non, ne pas faire comme eux - non)(brrr)

  • Texte très fort. C’est peu de le dire. Ça commence comme un rêve qui tourne vite au cauchemar. Celui dans lequel nous vivons. Merci de ce texte qui évite la complaisance dans le “no future” mais qui nous fait partager la colère qui l’anime !

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