block note - ecco
lundi 13 janvier 2025, par
Une chose que je comprends seulement ce matin avec l’écoanxiété, ou plutôt l’écolucidité, parce que j’écoute depuis peu mais régulièrement les interventions publiques de spécialistes, c’est que surgit un déplacement complexe de pensée autour de « maintenant », un « maintenant » qui n’existait pas jusque-là. Avant, pour moi et ce qui constitue ma classe-sociale-génération-écosystème, les modifications étaient virtuelles, elles étaient rangées dans le domaine désinfecté du savoir, et comme il y avait eu la pangée et les paresseux géants, il y aurait un glissement progressif des continents et une autre physionomie des terres et des forêts sur un temps plus long qu’une vie humaine, que ma vie d’humaine. Un peu comme avec les données sur le système solaire, les galaxies, et toute cette connaissance éloignée qui provoque la curiosité, une curiosité théorique qui ne porte rien de mortifère en elle. J’ai appris la géographie comme quelque chose de stable, aussi cohérente que la science dure des mathématiques. Il fallait que je fasse un effort pour me dire qu’une frontière n’avait pas toujours été là. J’ai appris la carte des fleuves de france par cœur comme on apprend à écrire, une lettre étant une lettre pour le restant de ma vie, mon alphabet aussi faisant partie des sciences dures. Personne dans ma scolarité ne m’a dit « voilà où on en est maintenant, mais attention, seulement maintenant ». « Voilà l’état des côtes maintenant, voilà où en sont les recherches historiques maintenant. » « Voilà la langue de maintenant. » Personne ne m’a dit « c’est un bilan ponctuel, parce que ça bouge. » Quand on m’a dit « ça a bougé » (préhistoire, théorie de l’évolution, découverte de la gravité, usines d’Henry Ford) c’était planté comme une épingle permanente sur ma carte mentale, appuyée sur une trame de passé linéaire, car j’ai appris le linéaire. Tout ce que j’ai appris enfant, adolescente, jeune adulte, passait par ce câble linéaire dont moi et les miens (ma classe-sociale-générationnelle-écosystémique) étions le but et la consécration. On m’a appris à penser de façon stable des connaissances stables, Henri IV, son panache aussi blanc que les produits laitiers qui sont nos amis pour la vie. À aucun moment on ne m’a dit « ça bouge maintenant, tu sais, et tu sais quoi, ça va bouger, parce que c’est compliqué, nos amis pour la vie sont le résultat de ce qui arrive aux vaches dites de réforme, ce qui est un terme très propre et avenant ». Rien que la trajectoire de Le Pen. Elle bouge, parce que les regards bougent, je n’avais pas compris à quel point on est sous le joug de ce qui bouge, et que grandir dans un monde où Le Pen a été un polémiste, un tribun intempestif, n’est pas la même chose que grandir là où il a été un tortionnaire qui conservait une gégène en souvenir dans sa cave. Cette histoire de colonisation heureuse, on me l’a apprise avec la forme des continents. J’ai compris que tout serait amené à changer, un jour, plus tard, dans quelques siècles, je m’en suis contentée, dans le contentement de savoir que c’était loin, bien après moi, théorique, conceptuel. Je n’habite pas au pied d’un glacier disparu, ni dans une maison que la fonte du pergélisol disloque, mais je vois, sur ce que j’appelle « mes » plages, des morceaux de dunes se faire manger. Avec l’aspect des côtes, les récits, les engouements et les silenciations, je découvre un « maintenant », un « maintenant, voilà où on en est », gorgé de variations. Je crois que ça me perturbe profondément, que ça va plus loin que la décision au quotidien de ne plus acheter des framboises en hiver. C’est comme si la belle ligne tracée sur le graphique de ma tête hoquetait, bavait, avançait en laissant des pâtés et des blancs, avec des pattes de mouche. Et elle vient se cogner contre les belles lignes d’autres graphiques, celles de croissances exponentielles, par exemple deux et demi pourcents par année, plus deux et demi l’année suivante, plus deux et demi, la ligne monte en abscisse en suivant l’ordonnée qui me semble tenir de l’ordonné, mais il n’y a plus de place sur la page, et comme des écoliers fous on poursuit son tracé sur la table, sur le sol, sur les corps, le plastique d’un nouveau continent apparu sur la mer, le fond de la mer raclé par des sortes de léviathans qui mettent le surimi dans la vitrine réfrigérée du super u. C’est si perturbant ce « maintenant », à cause de la minuscule petitesse de soi dans ce qu’on a ingéré de repères. Et puis ça donne de drôles d’idées, comme celle d’aller poser de petits papiers dans le rayon des thons en boîte avec écrit « danger, rempli de mercure » pour aller vite, parce qu’un papier avec « rempli de mercure et fruit du meurtre de masse de nos futurs maintenant » serait trop long à détailler.
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Messages
1. block note - ecco, 13 janvier, 19:24, par brigitte celerier
et si tu avais mon âge tu aurais cru que le pire était derrière (enfin les idées parce que il y avait tout de même des indices de changements mais minimes et puis on n’y pouvait rien , juste faire attention et ne pas céder au monde glouton dans lequel on entrait... mais l’urgence oui qui nous prend dans le vrai maintenant.. tenter au maximum une aimable sobriété (mais ne pas renoncer à internet quand on a le choix et en avoir une culpabilité qui aide à ne pas juger les attachés aux plus récents appareils, aux voyages etc... sauf colère forte contre ceux qui en font règle de vie).
quant à la colonisation.. petite-fille de général à carrière coloniale, petite fille d’autre part d’un nouveau-né à Alger en 1860, petite fille qui avait en classe plutôt des amies algériennes qu’algéroises, juste aimer le pays, aimer l’humour et le courage des algériens, aimer ses ancêtres et faire avec (en étant rassurée un peu par la condamnation nette de tout racisme qu’ils m’ont inculpé jusqu’à ce que le contraire m’ahurit)
Pour l’étiquette elle n’est pas assez grande pour tout ce qe ’on vroudrait y mettre.
1. block note - ecco, 14 janvier, 10:06, par c jeanney
oui, le pire derrière, c’est l’effet qu’ont eu les trente glorieuses sur les esprits, la sensation que tout irait bien, que tout irait en s’améliorant, j’avais un père "militaire" si rassurant, on allait forcément vers le mieux, le meilleur (et je suis effarée du "pendant ce temps-là", du sentiment de protection et d’assurance alors que pendant ce temps-là le Cambodge, le Chili etc, ça n’a jamais arrêté d’être dévastateur au fond, mais l’école était préservée) (je me souviens au lycée de préparer un exposé sur Pizarro et Vespucci, des dates, des noms de lieux, sans avoir aucune idée de la violence contenue dans ces deux noms, et je ne pense pas que le prof à la fin ait mis l’accent dessus)
pour l’étiquette sur les boîtes de thon, il faudrait que j’écrive en priorité "dangereux pour les femmes enceintes" peut-être :-( (parce que c’est le cas)
2. block note - ecco, 13 janvier, 19:59, par PdB
oui la belle ligne oui - un peu dans le même genre d’idée, on avait la valise ou le cercueil et on était content (enfin vivant) d’aboutir, de venir, d’arriver et de vivre là (même s’il faisait froid l’hiver...) - les choses changent, hein : moi, je pense que ces affaires d’éco-anxiété sont à mettre en relation avec le fait qu’on nous veut inquiets : je ne dis pas que ce n’est pas important, je dis juste que lorsqu’on me montre la lune, j’ai tendance à regarder qui me la montre (moins le doigt, moins le satellite) - que puis-je à la fonte du pergisol ? rien - je ne prends plus l’avion, je trie mes déchets, hier j’ai acheté un pull fabriqué au Bangladesh cependant (il s’agit d’un objet qui a voyagé plus longtemps et plus loin que je ne le ferai jamais (probablement)... qui puis-je ? peu...) je pourrais m’abstenir c’est vrai - et aussi d’abonder au compte de mon fournisseur d’accès à internet - voir comprendre réagir essayer de partager continuer et vivre avec l’amour des enfants et des autres... en bonne intelligence (tes questions sont profondes et importantes - avançons oui... de concert)
1. block note - ecco, 14 janvier, 10:15, par c jeanney
tu as raison, on nous veut inquiets et surtout résignés, et impuissants, alors que les puissants, enfin ceux qui peuvent choisir, eux, ne sont pas inquiets (comme musk qui décide entièrement seul que l’espace est à lui et qu’il va l’exploiter) (c’est quand même notre espace, notre ciel, nos étoiles et l’autre sagouin va le pourrir avec ses poubelles)
et tu as raison, on ne peut pas être pur, ce que je fais, achète, a forcément un impact que je voudrais éviter, mais bon, comme disent chacun à leur façon Georges Didi-Hubermann et Philippe Aigrain (), on bricole, on fait ce qu’on peut, c’est déjà quelque chose, tenter le moins pire c’est déjà ça, et avancer de concert, oui (parce que ça, les tordus de l’usine dans l’espace et autres fâcheux, ils pensent tellement que la vie c’est se battre comme des coyotes autour d’une carcasse qu’ils ne savent pas faire) (on avance, on y va)))