block note - et si
vendredi 5 décembre 2025, par
Donc, le matin c’est une valse à trois temps : 1/ lire les absurdités des jours présents (actualités) (avec l’espoir secret que pendant la nuit les mâles alpha aient été touchés par la grâce d’une retraite monacale silencieuse, ou encore soient devenus des no-lifes accros à candy crush), 2/ essayer de mettre au clair les chantiers qui m’occupent, 3/ lire un peu, et donc hier j’ai commencé Chantiers (à cause du mot chantier) de Marie-Hélène Lafon, qui résonne bien pour moi, surtout dans ce rapport aux mots qu’elle prend à la racine, temps de l’enfance, premiers contacts. Par exemple elle dit que la grammaire est rassurante à ses yeux. Peut-être que l’école est rassurante à ses yeux. Je n’ai pas connu ça, ce sentiment. Face à l’école, j’ai pensé qu’est-ce qu’on vient m’embêter, quels sont ces ordres bizarres. J’aurais bien voulu vivre ça, le réconfort de l’ordre juste. J’ai le même âge qu’elle, j’ai sans doute porté les mêmes tabliers écossais en chintz, et je n’ai pas aimé la grammaire, je l’ai trouvée grise avec des ongles brillants, et une chaînette en or qui pendouillait contre la table et la heurtait. Toujours une remarque sèche, barrée de rouge, l’impression d’être entourée de barbelés, ou l’animal tenu en laisse qu’on tire, dessous des pattes qui glissent sur le béton. Marie-Hélène Lafon écrit "Élève, j’ai passionnément aimé l’exercice de la dictée qui vous met au corps à corps avec la langue, vous immerge en elle, on est assailli, on est aux aguets, acculé à faire feu de tout bois pour déjouer les pièges". Moi j’ai crié au secours intérieurement, et j’ai crié pourquoi intérieurement, quelle idée, pourquoi cette domination, les obstacles, saute petit cheval. J’attends d’être rentrée à la maison, et je lis sur mon lit les livres d’école tranquillement, pages au hasard et sans interférences. C’est un peu du vol, chaparder, ramener les mots chez moi pour qu’ils soient mieux, comme moi. À l’école on les aligne, on les ahane, on les utilise n’importe comment en les rangeant dans des catégories idiotes. Et les règles de grammaire n’ont aucun sens. Un mot s’écrit comme ça parce que je l’ai vu très souvent écrit comme ça, c’est sa façon d’être partagé et partageable. Et quand mon mot est charcuté, rayé, pour n’avoir pas suivi la règle, j’ai pitié de lui, de moi, de tout. En grandissant je comprends que les règles sont ponctuelles, donc éphémères, un jour comme si, un jour comme ça. Le ph de nénuphar est la punition du mot original, nénufar, qui s’écrivait comme il se prononçait, le gentil. Aussi l’académie des perruques qui ne servent à rien et qui ont vu plus de réceptions de l’ambassadeur que suivi de cours de linguistique, et encore aujourd’hui, lui impose de porter un ph, pour qu’on puisse reconnaître les sachants. L’élite écrit nénuphar, et le reste, les ignares, nénufar. Je n’aime pas la grammaire ni l’orthographe, je n’ai aucun sentiment pour eux, ou alors de soupçon, il et elle sont là, comme des données techniques, l’horaire, le calendrier et le prix du café, mais j’ai un rapport très affectif aux mots. J’ai toujours l’impression qu’on veut leur faire du mal, qu’on va les obliger à faire des tours, comme l’éléphant debout sur un ballon qui doit lever la trompe. C’est la question de la domination dans ma valse à trois temps, 1/ les mots rabotés ou maquillés des mâles alpha, 2/ mes chantiers en cours, 3/ qu’est-ce qui fait qu’on fabrique ce qu’on fabrique.
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