block note - gens
lundi 27 octobre 2025, par
Pour la première fois j’ai vu à quoi pourrait ressembler l’intérieur de mon JDBDV. Deux pages en vis-à-vis sur le modèle d’une édition bilingue, avec le texte original en page de gauche et sa traduction à droite. Et entre ces deux pages, un feuillet recto-verso du journal de traduction. Il me faut donc fabriquer deux documents à imprimer. Le document n°1, celui en vis-à-vis, avec le passage anglais qui correspond au passage français, et le document n°2, celui en recto-verso qui commente le passage en question, peut-être à imprimer sur du papier de couleur. Il va y avoir de l’accordéonnage dans l’air. Au début, je n’osais pas commenter ce que je traduisais. Mon recto-verso sera très aéré, et le vis-à-vis plutôt dense. À la fin, je pouvais déplier un long raisonnement autour d’un paragraphe de dix lignes. Mon recto-verso sera serré, presque saturé, et mon vis-à-vis sera réduit à un passage très court, un fragment. Pour en arriver à penser à cet assemblage-là, j’ai dû faire de gros efforts de prolo. Pour une personne de ma classe sociale, laisser des espaces inoccupés est impensable. On ne gâche pas le papier. Laisser de grands blancs dans le document n°2, mon journal de traduction, surtout quand je le commence, et laisser de grands blancs dans le document n°1, quand un seul paragraphe est examiné, n’est pas naturel. Quand j’aurai mes documents et que j’irai les faire imprimer, je vais payer des pages "non correctement utilisées", je vais payer pour du blanc, acheter du non imprimé. Ça n’est pas évident dans le milieu d’où je viens. Dans un podcast, quelqu’un parle de la fatigue de ce qu’on appelle "le transfuge de classe", qui doit ramer pour rattraper son retard sur les autres, ceux pour qui telle ou telle pensée est permise dès le départ, accessible d’entrée et sans effort. Je n’avais jamais pensé à cette fatigue. Mon rapport aux marges, aux espaces blancs, est lié à ma condition matérielle. Le matériel qu’est une page de livre. Par exemple, devant un recueil de poésie où il arrive qu’une page soit presque entièrement vide sauf un seul vers, parfois sauf un seul mot, je n’avais pas vraiment compris pourquoi j’étais un peu gênée, pourquoi je devais combattre cette gêne, passer outre. Dédier du temps à ce passer outre, que d’autres ne voient même pas. Je crois que c’est à cause de mon histoire, celle de mon milieu face au "dilapidé". La liberté de l’espace vacant n’est pas universelle, normale, elle est construite. Cette émotion que j’ai vécue à une période de ma vie de ne pas pouvoir m’acheter ce dont j’avais pourtant besoin, qui n’était ni un caprice ni du luxe, tout le monde ne l’a pas éprouvée. Je ne sais même pas comment nommer ce ressenti. Compter les pièces, les centimes, fixer des yeux l’étiquette sur le présentoir avec tension, comme si on avait le pouvoir, bras de fer interne, de faire correspondre le prix indiqué aux pièces possédées. Impuissance, frustration, manque, honte, inadéquation, révocation, annulation, répudiation, éjection, la sensation d’être raturée, non conforme, et une grande peine. Inexplicable aux autres. Non partageable, sauf avec quelqu’un qui a vécu ces mêmes moments de refus. L’argent n’est pas qu’un problème d’argent. C’est un problème de comment vivre au monde, de comment penser le monde. Ça va loin, jusqu’aux blancs dans une page de livre. Un livre, c’est matériel. M’autoriser ces blancs, c’est comme sortir de ma condition, c’est pourquoi ça ne m’est pas venu naturellement. Avoir l’idée de ces blancs m’aura pris du temps, alors que d’autres, qui ont vécu différemment, auraient pu les penser en un claquement de doigts, sans même s’y arrêter, sans se fatiguer. Ce temps passé à rattraper le retard. Tout le monde n’a pas le même capital de temps. C’est ce genre de détails qui font que j’entends parfois parler des gens (deviser, conversations, causeries) dans une langue déchiffrable mais inconnue. Ces autres, je les reconnais sans savoir l’expliquer, à une intonation, à un choix de vocabulaire, de vêtements, à une façon de tenir la tête ou de placer la voix. C’est matériel, même si c’est impalpable, comme le rapport aux pages des livres, aux mots.
.
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)


