block note - habitude
samedi 8 novembre 2025, par
Au moment de raconter un rêve, ou de l’écrire, l’écart entre les mots et ce qu’on a éprouvé est immense. J’ai tenté de le faire ce matin. Cet écart, m’interroger sur cet écart, était ma mission première du jour. Et puis je suis sortie et j’ai constaté que le cri d’alarme d’un merle invisible dans la cour derrière le mur était, lui aussi, immensément difficile à retranscrire. Peut-être que cette histoire de raconter un rêve montre plus crûment l’indépassable entre mots et ressentis. C’est peut-être parce que le rêve est l’endroit le plus cru du réel. J’utilise les mots au petit bonheur, des mots comme réel, des mots comme rêve. À un moment, mon cerveau n’a pas fait la différence. Je n’ai pas su que je rêvais. Et au réveil, mon cerveau constate le gap entre ce que je veux retranscrire et ce qui a été. Comme l’écart entre ce texte, que je suis en train d’écrire en marchant, croisant une femme qui dit à une autre "j’ai l’habitude", et cette femme. Je cherche des indices qui prouveraient ma capacité à arranger les mots de façon à ce que je les reconnaisse, ou peut-être de façon à ce qu’ils me reconnaissent. Je cherche les indices qui montrent que mon langage est insaisissable, et je les trouve.
cette nuit j’ai rêvé d’un rêve enchâssé dans mon rêve / je rêvais que je rêvais qu’il y avait des hommes dans les combinaisons épaisses des pompiers du 9-11 dans ma cour, armés d’une sorte de marteau piqueur qui insufflait de l’air sous le bitume et le revêtement goudronné de ma cour se soulevait comme des pages, épaisses et noires / ils préparaient le terrain, parce que c’était là qu’allait passer une route, une route dans ma cour, je n’aurai plus de cour, quelle chance que sur les plans des hommes la droiture de la route ne l’ai pas faite passer par le salon / moi et les miens nous regardions les avancées, nous devinions les machines en train de se diriger vers notre maison, nous regardions se construire la route / la route changeait la physionomie du quartier / je ne reconnaissais plus ma rue, ni chez moi / je pensais descendre le long de la route nouvellement tracée pour rentrer chez moi, mais je prenais une rue adjacente, ou perpendiculaire, qui m’emmenait dans un lieu moins fréquenté, désert même, avec de hauts murs de briques rouges comme dans un Londres imaginaire du XIXe siècle, et je devais passer sous un tunnel de briques en me baissant légèrement pour aboutir à un endroit d’où s’élevait la cathédrale, mais ce n’était pas ma cathédrale, celle qui est normalement près de chez moi, celle-ci était rouge, comme de terre cuite, mais sombre, avec des parements blancs / je retournais sur mes pas et j’expliquais aux miens mon rêve : j’avais rêvé des travaux, rêvé la construction de cette route, et le leur racontais mon sentiment d’être perdue / la rue était maintenant populeuse, gens de la bonne sociétés, aristocrates à cheval, qui semblaient tous attendre le défilé, et j’avais de la peine pour un poulain qui semblait effrayé par cette agitation / puis, dans mon rêve, je me suis réveillée dans mon lit, j’ai rêvé que je me réveillais du rêve / j’étais allongée sur les drap et je voyais devant le plafond, au-dessus de ma tête, un arbre bruisser de feuilles, gentiment / sûrement un saule car les feuilles étaient petites, et les branches graciles / le bruit, cette vibration douce qui m’avait réveillée, était magnifique / j’ai tendu la main vers l’arbre pour caresser les feuilles et dire merci
Voilà ce que je peux écrire de mon rêve d’enchâssement de rêves, et mes mots ne lui arrivent pas à la cheville. J’ai pensé que je pourrais dessiner non pas ce rêve mais les pointes saillantes de ce rêve, comme le profil du poulain aux yeux exorbités, en prenant appui sur ce qui s’en approche. Et je pourrais reproduire cette activité à chaque fois qu’un rêve viendrait déborder sur le jour. Je chercherais des modèles chez des peintres et peintresses pour pouvoir recopier leurs gestes, comme une étudiante travaille une bibliographie. J’aurais alors un jour un catalogue de dessins ancrés dans un infini centre, qui d’habitude est muet.
Cheval effrayé dans l’écurie, Théodore Géricault - 1814
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