block note - lasagnes
dimanche 10 novembre 2024, par
Quelqu’un, une belle voix chaude, dit qu’avant, nous avions d’un côté les faits, les constats, et de l’autre les opinions. Que maintenant, les opinions prennent la place des faits, les tordent, les déforment. Qu’à cause de ça, toute communication est devenue impossible, que cela nous enferme dans des bulles, des univers parallèles, sans socle commun. Avant, nous avions les faits et les opinions dit-il, et il trace une belle ligne entre les deux. Je ne sais pas, pour cette historique calme. Je ne sais pas quels faits communs réunissaient le médecin de Louis XIV et celui de l’empereur de Chine du Nord, Abahaï, la même année. Bien sûr, ils s’envoyaient peu de tweets rageurs, mais trois milliards de personnes aujourd’hui non plus, faute d’écrans tactiles, et peut-être plus occupées à survivre qu’à vivre. L’apparition d’une aurore boréale dans le ciel est un fait, mais selon qu’on aime l’astronomie ou le chamanisme est-ce qu’on voit la même chose, est-ce qu’une aurore boréale existe seule, sans notre aide, sans notre façon de la traduire. Cette histoire de faits me questionne. Le fait que j’entende à cette seconde une sirène au loin, devenir proche, et s’éloigner, existe, mais pourquoi, est-ce que c’est un malaise, une chute, un incendie, je n’en sais rien. Des personnes pensent que la terre est plate, et pour elles c’est un fait, mais pourquoi. Qu’est-ce qui les stabilise, les rassure, les amène à penser ce fait, ça m’intéresse. Les juger est une réflexion arrêtée, une pensée morte, j’aimerais savoir ce qui les pousse, qu’est-ce qu’ils traduisent. Et puis pourquoi d’autres faits traduits semblent acceptables, comme l’économie de marché qui se régulerait toute seule pour le bien de toute l’humanité. Le monsieur qui fait la queue devant moi dans la file de la boulangerie explique à un touriste qu’il habite un hôtel particulier du 16ème siècle et qu’il aime beaucoup la Bretagne où il possède un pied à terre, ainsi qu’un appartement parisien, très bien placé, j’y suis très attaché, quelle belle ville vraiment. Est-ce que ce en quoi il croit a quelque chose à voir avec ce en quoi je crois. Peut-être qu’il croit à la main invisible du marché, dont les états d’âme sont complexes, un jour inquiets, le lendemain enthousiastes. Il dit « les gens mélangent tout ». Moi j’aime le mélangé. Ça me fait penser aux lasagnes. Souvent, elles sont montrées comme des parallélépipèdes bien nets, avec des couches bien séparées et superposées. Les meilleures lasagnes de toute ma vie étaient servies dans des assiettes à soupe, parce qu’elles ne ressemblaient à rien, une sorte de magma informe, presque inquiétant, mais une fois en bouche, miracolo. Je crois que nos cerveaux sont des miracles, aussi laids que les lasagnes de mon enfance, brouillés de perceptions imparfaites, partiales, partielles, et que chacun fait avec, comme il fait avec son corps, d’ailleurs nos cerveaux sont nos corps, comme nos jambes, nos pancréas, ils reçoivent du sang, des vitamines, ils pleurent quand ils ont sommeil, ils sont sidérés quand on leur arrache des touffes de cheveux, ils font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont, et on se débat avec des catégories rassurantes et des duels, comme raison/émotion, fait/opinion. Et où on range la folie. Parfois catégoriser c’est écarter. Grâce à Will, je suis allée du côté de Nikolaus Geyrhalter, ce réalisateur autrichien, que je ne connaissais pas, et pour l’instant ses films me sont inaccessibles, mais ses bandes annonce me frappent. J’écoute une masterclass où il est questionné sur sa façon de procéder. Dans votre premier film, beaucoup de noms au générique, vous accordez beaucoup d’importance aux sons, c’est sans doute pour cela qu’il y a tant de preneurs de sons dans votre équipe ? Non, dit-il, on était une bande d’amis, et tout le monde a donné un coup de main selon ses possibilités, ça c’est fait en groupe. Il filme une scène où un demandeur d’asile est encouragé à rentrer chez lui. Ça se passe la nuit. On lui parle du cadrage, du choix de caméra, du plan fixe, à chaque question on essaye de le tirer du côté de l’esthétique, du choix artistique. Il dit Non, la nuit les gens sont fatigués, ils laissent voir plus de choses. Et puis ce qui se passe la nuit a vocation à rester caché, et lui il veut voir, par exemple les rails, le train de déchets nucléaires, les activistes déplacés physiquement, sans ménagements. Ce qu’il montre est très politique, comme le carrousel de vaches pour la traite, ou l’alignement des corps de cochons tête en bas. Les gestes qui nettoient, poussent des leviers, emmaillotent des salades à la chaîne, coupent un gosier dans un battement d’agonie de plumes. Quels sont les cinéastes qui vous inspirent ? lui demande-t-on, pour le ramener vers le civilisé, le cinéma, en quoi elle croit, celle qui lui demande ça, en l’art peut-être, une sorte d’art propre, qui reste dans sa catégorie colloque, rétrospective, musée, sans débordements sur l’autour.
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Messages
1. block note - lasagnes, 10 novembre, 20:24, par brigitte celerier
et il répond que ses maîtrs en cinéma ce sont les lasagnes qui débordent et qu’on ne peut servir que dans une assiette, non admises dans les musées, les colloques etc... ou si admises elles ne seront plus elles.
1. block note - lasagnes, 11 novembre, 10:35, par c jeanney
justement, c’est drôle j’ai oublié de le dire, il ne répond pas ou à côté, il dit que quand il est dans le travail il ne regarde pas tellement ailleurs (et je n’ai pas pris ça comme le discours de quelqu’un qui voudrait rester singulier, plutôt comme celui qui creuse et creuse son propre tunnel et se concentre dessus) (oui, La Lasagne, une grande réalisatrice de film^^)
2. block note - lasagnes, 10 novembre, 22:14, par PdB
dak pour tout (et pour les lasagnes, je les prépare en parallélépipèdes mais pour les servir,c’est une autre affaire) mais oui pour tout - mais aussi mettre en mots c’est déjà catégoriser - parfois on écrit des choses et les relire dix ans après nous apparaît tellement surréel ce n’est pas qu’on ait oublié mais c’est comme si ce n’était plus nous : cette façon de mettre en mots - (après comme je suis une bourrique (mais je le sais) (mais j’en suis quand même une) je n’aime pas les films musicaux (dits comédies musicales - c’est un genre, une catégorie : j’essaye de me faire comprendre) ni les documentaires (on n’en aura jamais fini...) - mais je pense à ce film, L’année des treize lunes (Rainer Werner Fassbinder, 1978) où le héros (disons) travaille dans un abattoir (comme je suis assez puritain aussi, je goûte pas non plus trop ce cinéaste - je l’aime beaucoup pourtant dans son feuilleton Berlin Alexander Platz (feuilleton télévisuel,1980) - merci à Will donc.
1. block note - lasagnes, 11 novembre, 10:32, par c jeanney
j’ai jamais trop accroché à Fassbinder (pourquoi d’un seul coup je pense à The Mirror de Tarkovski) (les neurones parfois sautillent comme des cabris) mais j’avoue j’avoue, quand j’ai un très grand coup de moins bien, en général l’hiver autour de noeléjourdelan, je rerereregarde Chantons sous la pluie (Donald O’Connor qui défie les murs) (et j’y pense, je n’ai jamais vu L’Homme qui n’a jamais ri où il joue le rôle de Buster Keaton) (mais il n’a pas aimé le film, alors c’est peut-être pas grave de l’avoir raté) (voilà typiquement un bout de lasagnes à l’empilement hasardeux, c’est très bon^^)