block note - lire
jeudi 19 juin 2025, par

Ce block note me sert aussi à mettre à plat ce qui dépasse l’ordinaire, même si j’aime l’ordinaire. Cela fait très longtemps que je n’ai pas été embarquée par la lecture d’un livre et par sa beauté esthétique. Je ne possède pas encore la version papier mais je la veux, cela fait très longtemps que je n’ai pas eu envie d’un objet-livre en particulier où je pourrais dire celui-là, cela fait très longtemps que des textes me frôlent sans me toucher, que c’est au hasard que je laisse approcher la sérendipité de petites secousses toujours ponctuelles, et même quand je crois avoir découvert un grand chambardement, d’habitude survient quelque chose de filasse, qui se défait, et je n’y ai plus accès, je me détourne. Cela fait très longtemps que j’ai la pulsion de me détourner parce que les mots ne me concernent pas, et cette fois-ci ça n’arrive pas, je sens des mots qui, même si je ne les comprends pas me concernent, surtout ceux que je ne peux pas saisir, c’est ça l’embarquement. C’est ce que j’aime devant un travail artistique : ne pas tout saisir mais sentir la proximité et la surprise, l’augmentation de l’air respirable comme disait Jean-Pierre Faye. J’aime beaucoup cette expression, augmentation de l’air respirable, mais elle m’oblige à citer un homme, c’est le hic, alors qu’il n’y a pas de hic avec des citations tirées des Cénaclières. Les images des Cénaclières, j’ai envie de les voir accrochées sur mes murs, et ses textes m’embarquent, et j’ai envie de ne pas tout lire, exprès, pour en conserver pour plus tard, pour le moment où je serai à la hauteur du moment, c’est comme la soif, boire quand on n’a plus soif ne possède pas ce flash d’urgence, il faut attendre d’avoir soif pour le retrouver, on sait à l’avance que ce sera bon, mais qu’il faut attendre d’être dans les conditions de l’accueil de l’urgence. Je ne lis pas comme je tricote. Je lis par becquées. Je ne becquette pas les sentences, les affirmations assénées. Ces becquées de têtes chercheuses cénaclières sont incroyablement rares.
De veillée en veillée nous vieillissions à vue d’œil. L’une après l’autre, régulièrement, noircissant la feuille d’un âge avancé. Nos doigts couverts de la suie d’un foyer timide. Nos peaux de feuilles pliées sous un voile d’ombres de plus en plus anciennes. Nos bouches et nos ventres de chapelles abandonnées sous un châle. Nous étions pâles et éclairées par les braises. Certaines couchaient au sol et d’autres dans les travées. Beaucoup dormaient quand quelques-unes disaient encore. C’était habiter la parole que d’écouter Reveka chuchoter ses contes. Elle qui était toujours la dernière à dormir et qui disait encore quand quelques-unes s’éveillaient pour les champs.
Je ne dis pas que la tâche est facile. Madame du C. pose quelques conditions qui, je dois le dire, conviennent très bien à son essaim de bouquinistes, mais qui ne sont pas de tout repos.
Nous ne vendons que des livres de femmes.
Nous ne vendons que des livres de femmes, qui ne sont plus édités.
Nous ne vendons ces livres qu’à de bas prix. Nous faisons fi des cours, des collections, du capitalisme des livres ; nous dépareillons les séries, les œuvres complètes.
Nous devons, bien sûr, trouver les livres ; Madame du C. nous met en relation avec d’autres femmes qui lisent des femmes ; ou avec leurs héritiers, quand elles meurent.
Quelquefois, je vois des jeunes gens qui errent sur les quais. J’espère confusément une rencontre, et cela arrive quelquefois. Lorsque je rencontre une jeune femme, je ne ménage pas mes efforts. Je contacte Y., D. et E. ; je contacte W., K. ou L. ; l’une d’entre nous, toujours, trouvera dans sa boîte des livres, qui sembleront du même coup avoir été écrits pour la jeune femme.
Madame du C., quelquefois, nous envoie de longues lettres armoriées, parfumées ; la même lettre pour toutes — nous avons vérifié. Elle dit que nous sommes assoiffées, mais que nous ne sommes pas les seules. Elle dit que beaucoup ont soif et l’ignorent. Elle dit qu’à grands coups de gomme nous effacerons les fondements d’une histoire dont nous sommes l’ornement le plus raffiné, certes, mais le plus inutile. Elle dit qu’il existe un revers à toute histoire, et que nous sommes nombreuses.font-elles des signes (de la main)
ou dansent-elles (à la demande)
ils diront (ce n’est pas suffisant)
parlent-elles entre elles (sifflements)
les dents crissent-elles (d’impatience)
ils diront (ce n’est pas suffisant)
ce n’est pas suffisant (effacement)
ils diront la parole (nous revient)
le silence (vous retient)
posent-elles des jalons (chemin)
irriguent-elles les chants (les hymnes)
ils planteront l’aiguille (dans les hymnes)
l’histoire est-elle connue (continuée)
le bruit perpétué (des broderies)
ils écraseront le fruit (inutile)
qui germera

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
Messages
1. block note - lire, 19 juin, 18:40, par brigitte celerier
voeux pour que désir demeure et pour qu’il ne se désagrège pas
c’est beau ce que tu donnes
1. block note - lire, 20 juin, 08:53, par c jeanney
Merci Brigitte, je viens d’aller commander ce livre en "réel papier" chez le libraire (mais il est dispo en pdfpartageable sur le site de l’éditeur, c’est vraiment bien) et puis il y a une version dynamique en ligne) (joie)
2. block note - lire, 26 juin, 12:12, par Anne Savelli
Merci pour ce block note, toujours, Christine !
J’y trouve, à la fin, cinq mots (parlent-elles entre elles (sifflements)) qui me font battre le coeur.
1. block note - lire, 30 juin, 10:09, par c jeanney
(oui, tout communique, tu as vu comme c’est tentaculaire ? Merci Anne :-)))