TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - maille

jeudi 5 décembre 2024, par c jeanney

10 h du matin, le marché de noël est vide, des cabanons fermés entourent deux voitures de la gendarmerie, le disque de bois du joyeuses fêtes balance ses fils électriques au-dessus du porche, les lampadaires de la rue où a habité la sœur de Balzac sont allumés pour rien, une maquette de grande roue s’illumine dans la vitrine du salon de coiffure. Ce sont de petites choses non héroïques et graves, des coulisses désertes sous la menace d’attentats ou de désordre, et de l’énergie dépensée sans but. Un homme en gilet fluo a reçu l’ordre de balayer les feuilles mortes. Il tire un bac derrière lui, le pousse, le déplace près du caniveau. Les passants l’évitent en changeant de trottoir, et moi aussi. Le nombre de gestes simples est incommensurable. En faire la liste ne finirait pas, serait toujours en expansion, comme l’univers. Dans l’hôpital tout proche qu’est-ce qui se passe, combien de gestes simples, et plus loin, et plus loin, dans le cercle qui s’étend des feuilles mortes à l’autre bout, l’autre côté de la vue, des sensations, à travers la terre qui s’inverse à force d’être retournée. Le dictionnaire ancien des gestes simples est lui aussi fantasmagorique, un puits sans fond. Je lis La Machine à tricoter, Écrits sur les femmes et le travail, d’Alice Rivaz.

« _ J’ai tricoté récemment une jaquette de dame. Cela m’a pris douze écheveaux qui m’ont été payés 1 franc 20. Vous pouvez faire le compte : j’ai reçu pour cette jaquette 14 francs 40 mais j’ai mis cinquante heures pour la faire. Cela fait à peine 30 centimes de l’heure. Et notez que je tricote particulièrement vite, peut-être même vais-je trop vite, car depuis que j’ai commencé à tricoter beaucoup, j’ai perdu vingt kilos. C’est aussi un travail très fatigant pour les nerfs, pour le dos, les docteurs le déconseillent. Et on avale une quantité incroyable de minuscules "bruchons" de laine qui s’entassent dans le larynx et les bronches. Moi qui tricote tant, j’ai fini par avoir une sorte de boulette dans le fond de la trachée. Il a fallu m’opérer pour l’enlever. Et naturellement, on finit par s’abîmer les yeux. Imaginez qu’il m’arrive même d’avoir six cent septante-cinq mailles sur une seule aiguille quand je fais une jupe. Et puis, lorsqu’il y a des dessins, il faut faire extrêmement attention qu’ils coïncident et s’enchaînent au moment de l’ajustage du dos, du devant, des épaules et des manches. Toutes les pièces doivent exactement correspondre à une maille près pour la précision du montage. Certains tricotages demandent tellement de calculs et d’attention que je ne peux les faire que lorsque le petit est couché, que mon mari est au service militaire et que je suis seule le soir dans ma cuisine. Car si je me trompais d’une seule maille tout mon travail serait fichu... Ce qui est intéressant dans ce travail c’est qu’on s’y perfectionne d’année en année. On découvre soi-même des simplification, des trucs, de nouveaux dessins. La mode change, il faut constamment s’adapter. C’est un beau travail... »

Sweater en laine, France, vers 1895
The Metropolitan Museum of Art, New York

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.