TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - massif

dimanche 16 novembre 2025, par c jeanney

Je fais des liens entre des choses éloignées. Par exemple entre cette phrase que j’ai entendue et que je rapporte de mémoire, "les gens qui ne lisent que trois livres par an, ou qui n’achèteront qu’un seul livre pour l’offrir en cadeau de fin d’année, veulent ’le meilleur’, et pour trouver ’le meilleur’, ils s’appuient sur les prix littéraires", et un carré de terre entouré d’une bordure de ciment près de la poste, massif décoratif où les fleurs sont alignées comme un bataillon de soldats. Je crois que les fleurs en bataillon et les prix viennent du même cerveau. Le singulier, particulier, personnel, est avalé, sans valeur. À penser comme ça, on se coule dans le même façonnement productif. La plante ne vaut que par sa similarité avec sa voisine et celles devant, derrière, encadrées, rangées en pavés, en boîtes de gâteaux sorties d’une ligne de production. Ce n’est pas parce que le tapis roulant de la manufacture d’usine n’est pas identifiable à l’œil nu qu’il ne roule pas en régurgitant sa monoculture. Celle qui parle des gens et des livres a sûrement raison, beaucoup de gens achètent des livres comme des chaussettes à fil doré où il est écrit Chipie, ou Emmerdeuse, parce c’est à la mode en ce moment, que ça se fait, et sans imaginer qu’ils achètent des armes de restriction. L’accès à l’émotion est une arme. La course au "meilleur" désarme l’arme. Les gens qui achètent un ou trois livres, les meilleurs, par an, on ne leur a pas donné confiance en eux. On a bien mouliné leurs émotions pour qu’ils ne se sentent pas à la hauteur et qu’ils préfèrent se caler raisonnablement sur l’avis averti du spécialiste. Dans la même émission, la jeune femme qui prononce la phrase des gens à trois livres dit "critique littéraire, c’est un métier", ce qui est un constat économique. On met tant d’énergie, en tant qu’espèce humaine, à se trouver des phares, des balises, des marqueurs. J’ai vu aussi d’autres personnes fabriquer des cartes sensibles. C’est-à-dire qu’elles reprenaient les phares, les balises, les marqueurs des cartes de géographie pour les tordre légèrement et s’infiltrer, soi, avec son paquetage d’émotions, à l’intérieur. Je ne sais pas quel serait le moyen de tordre les massifs de fleurs carrés, les chaussettes misogynes et les labels de qualité des mots. L’idée ce serait de se reconnaître en tant que vie unique. De reconnaître la fleur d’à côté comme singulière. D’examiner le prix sous l’angle de l’organisation sociale de validation, qui n’a rien à voir avec l’émotion vivante. De reconnaître aussi que l’émotion est raisonnable et parfois raisonnée. Tout forme un grand filet de treille et les surfaces se touchent anarchiquement, malgré les tiroirs et triages, les catégories, les conventions. H me raconte que le premier qui a coloré la mer en bleu sur une carte l’a fait à cause d’une erreur. Elle aurait dû être verte, mais la couleur verte était déjà prise, tant pis, il a mis du bleu. Ça n’est pas raisonnable que toutes les mers sur les cartes deviennent bleues ensuite, mais c’est maintenant la norme par une sorte de hasard paramétrique, émotionnel et raisonné à la fois. On a découvert des planètes sauvages qui se déplacent dans l’espace sans étoiles autour desquelles tourner. Des planètes vagabondes. On dessine la carte de leurs déplacements au fur et à mesure, sans bordures de ciment. Quelqu’un l’autre jour a dit que si le temps passé depuis la création du monde durait un an, les virus arriveraient au début du printemps, les bactéries en fin de printemps, et les humains une demie heure avant les douze coups de minuit du trente et un décembre. Savoir ça, essayer de se le figurer, et imaginer les planètes errantes, c’est aussi un métier, et on devrait s’y essayer, nous, tout le monde.

illustration d’une planète errante sur Wikipédia : quand on clique sur le lien sous l’image — "This artist’s conception illustrates a Jupiter-like planet alone in the dark of space" — on tombe sur "The cosmic object you were looking for has disappeared beyond the event horizon", ce qui est très prometteur

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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