TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - ombre

vendredi 17 janvier 2025, par c jeanney

Il y a toujours des raisons à ce qu’on fait. Voilà. Je crois que c’est ça mon "cœur". Tenter de trouver, tenter de comprendre, tenter de cerner pourquoi ce qu’on fait ("on" au sens large, moi inclue) se fait. C’est forcément un échec, comme la traduction qui tente de rendre ce qui est dit dans une langue avec les outils d’une autre. Ce n’est pas parce que je n’y arriverai pas que je ne fais rien, ce n’est pas parce que je ne comprends pas, que je ne trouve pas, que je ne cerne pas, que je vais me laisser dériver sans chercher à comprendre, cerner, pourquoi on écrit, pourquoi on croit en quelque chose, pourquoi on préfère ne pas y croire, pourquoi on admire quelque chose, pourquoi on donne à une chose plus d’importance qu’à une autre, pourquoi on vote pour tel ou tel (plus rarement telle), pourquoi on choisit d’occuper son temps libre avec telle ou telle activité, et d’ailleurs pourquoi y a-t-il du temps "libre", par quoi le temps est-il contraint, quel sens met-on derrière telle ou telle pratique, c’est pour ça que j’aime tellement entendre des gens comme Jean-Loïc Le Quellec ou Philippe Descola. Examiner son "cœur", les "cœurs" et moteurs internes. S’étonner et s’émerveiller aussi des mystères, là si proches, pas là-haut dans le ciel mais posés juste devant soi comme sa tasse à café. Par exemple, pourquoi je déteste les injonctions, même dites gentiment avec l’impression d’aider l’autre, à cause de mon vécu je les traduis en prise de pouvoir, celle-ci liée à un jugement carré, celui-ci lié à un dédain pour le doute, pour la tentative de saisir ce qui ne donne de prise qu’en apparence et qui est toujours plus compliqué que ça. Les jugements professoraux. L’infantilisation. Pour moi, ce sont des graines de violence, toutes petites, et souvent sans conséquences lourdes, mais quand même. Quand on juge l’autre moins sensé que soi, qu’est-ce qu’on fait et pourquoi. De quoi on se venge, qu’est-ce qu’on rattrape qu’on a perdu ou jamais eu. J’aime quand Jean-Loïc Le Quellec raconte que l’ethnologue, en arrivant dans une tribu, ne fait que des bêtises. Il s’assied sur la pierre sacrée, il ne sait pas se tenir correctement, il ne sait pas manger ce que mangent les autres, il ignore tout des chants internes pour saluer les esprits, il tâtonne. Tâtonner, ça n’est pas négatif, c’est le présupposé pour découvrir. Et quand Philippe Descola dit qu’il faut faire attention au verbe "protéger", parce qu’on ne peut protéger que ce que l’on possède, et que c’est un problème quand protéger c’est posséder. Quel œil on pose sur ce qu’on souhaite faire vivre (pas contrôler). Faire le lien protection / possession débouche sur une autre façon de décoder ce qui arrive, sur une autre façon de considérer ce qui est fait. Par exemple, je fais le lien protection /possession avec le rapport aux êtres qui n’ont pas les mêmes pratiques que nous et que nous voudrions convertir "pour leur bien". Et je fais aussi le lien avec l’académie française qui veut "protéger" la langue, ou plutôt la soumettre, la conserver, la figer, alors qu’une langue est vivante par ses changements. J’aime quand je trouve des pistes d’explication, et j’aime aussi quand je n’en trouve pas : je lis Les Mots de la tribu, de Natalia Ginzburg, grâce à Piero Cohen Hadria, et c’est très mystérieux (je n’en suis qu’à la page 80). Pourquoi la description de sa famille, drôle, acide, une famille par certains côtés terrifiante, surtout en ce qui concerne son père, fabrique une sorte de proximité, peu à peu, de familiarité affectueuse. Ils sont terribles ces gens, mais quelque chose fait qu’au fur et à mesure je commence à les considérer autrement, je les aime bien. Rien dans les mots ne me le demande, mais ça se produit. Si Natalia Ginzburg était quelqu’une qui pratique l’injonction, l’infantilisation, le jugement carré posé comme du ciment, avec une écriture démonstrative et des mécaniques de narration utilisées à dessein "pour mon bien", j’aurais refermé le livre. Mon histoire personnelle et mon "cœur" font que je continue de lire, mais plus que ça, j’ouvre ce livre comme on accueille quelqu’un. Peut-être que les injonctions ne me rassurent pas, au contraire, peut-être que ça m’inquiète, à cause de leur dose de possession et/ou de contrôle, alors que j’ai besoin de l’incontrôlable pour tâtonner. Chercher, examiner les liens et les ressorts, là où sous une explication s’en cache une autre, ou bien se dévoilent plusieurs angles, plusieurs pourquois ce qui est fait est fait, et cela modifie la perspective, comme quand on fait tourner un objet et que ses contours changent avec l’ombre qu’il projette au mur.

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