block note - piques
jeudi 14 août 2025, par

Hier, avec L, à un moment on a parlé des sentiments de familiarité qui existent sans qu’on comprenne pourquoi avec une personne, et le contraire de ce sentiment avec d’autres qui n’imaginent même pas faire partie d’un autre milieu. C’est que L est née dans le même terreau que moi. Je regarde une vidéo et je ressens ça, la différence de terres, terres collantes, légères, granuleuses : je pourrais, pourquoi pas, discuter sans animosité avec la voix qui commente les images de cette vidéo, de cette création, mais je devrais faire un effort. Nous serions pourtant, sûrement, elle et moi sur la même longueur d’onde pour des kilomètres de sujets, nous pourrions même ’vivre en sympathie’, échanger, nous apporter mutuellement quelque chose de l’ordre de la pensée théorique, mais il resterait toujours de petites aiguilles entre les plis, comme ces frictions désagréables quand sur la tranche du doigt il reste l’épine du cactus qu’on vient de rempoter. Cette épine, on ne la voit pas, on ne peut pas la désigner aux autres, la dénoncer publiquement, mais au moindre frottement elle se sent, elle fait vriller la peau. Par facilité je dis : c’est de la violence symbolique, parce que l’autre n’a pas conscience de cette violence. Souvent, c’est lié à ce que l’autre exprime de non-doute, de légitimité de naissance. La personne qui provoque cela se trouve ’normale’, alors que rien n’est normal, elle se trouve ’comme tout le monde’ alors que personne n’est comme tout le monde, elle pense que son chemin de vie n’est pas extraordinaire alors qu’elle a vécu avec la certitude d’être ’juste’, ce qui dans mon milieu n’existe pas. Ces personnes-là sont ’bien assises’ de naissance, alors que pour moi et pour les personnes familières que je détecte, comme L les détecte aussi de son côté instinctivement, pour s’asseoir il a fallu et il faudra lutter, ce sera un chemin de vie, un aboutissement, une victoire obtenue grâce au temps et à la sagesse qu’il apporte, grâce aux erreurs répétées et à la réflexion obligatoire. Nous, nous sentons la sueur. Nous sommes la plupart du temps éclectiques et autodidactes, nous n’avons rien fait ’par hasard’, car notre hasard est un autre mot pour décrire notre condition, nos données incontournables, nos portes fermées — les gens à épines s’imaginent des portes fermées qu’ils n’ont pas, les leurs sont toujours un peu entr’ouvertes si on regarde bien. Nous, nous n’avons pas eu le choix, et nous portons cette logique sans en souffrir tant que nous restons dans notre milieu. Mais dès que nous marchons un peu à côté, dans des plates-bandes en dehors de nos zones, Poésie, Art, Philosophie, Littérature, nous nous posons la question de comment poser le pied. Je pense que c’est une chance, une sorte de capteur en plus, un bonus. Mais c’est aussi assez énervant, ces épines ressenties en solitaire. Ça provoque des mouvements d’humeur incompréhensibles vus de l’extérieur. Des répulsions qu’on ne peut pas argumenter, parce qu’elles sont corporelles, elles sont situées dans la mémoire du corps, et on pourrait toujours connaître un courant poétique entièrement, en déplier les mille facettes, en devenir spécialiste mondial que ça resterait quand même là, ce sentiment de devoir chaparder ce qui est à l’origine hors de portée, et d’une certaine façon le reste encore. C’est très difficile à faire comprendre à quelqu’une ou quelqu’un de ’l’autre bord’, parce que il ou elle peut voir de l’amertume ou un esprit de revanche dans ce sentiment exprimé, et c’est comme un retournement, comme si les frottements d’épine n’étaient pas de son fait et que le problème était notre peau, mal adaptée, comme si une ’vraie’ peau, une peau ’normale’ n’avait pas besoin d’être aussi sensible. On perd toujours à ce jeu-là, alors j’arrête de regarder et d’écouter la vidéo. J’essaye d’apprendre pour moi, sans chercher à m’inclure dans la communauté éclairée qui reste inconsciente du confort de ses lumières. Je ne cherche pas le confort au fond, c’est peut-être ce qui nous réunit, moi, L, et les gens comme L, mes familiers, de savoir que le confort de détenir (la place, le savoir, les habitus) ne va pas de soi, car chaque chose apprise est un peu abrasive, à cause du geste de s’en emparer. Pour nous, il n’est pas naturel. Il nous coûte plus cher.

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Messages
1. block note - piques, 15 août, 07:35, par Brigitte Célérier
"La personne qui provoque cela se trouve ’normale’, alors que rien n’est normal, elle se trouve ’comme tout le monde’ alors que personne n’est comme tout le monde, " OUI
1. block note - piques, 15 août, 09:29, par c jeanney
(c’est fou hein, cette certitude qu’ils ou elles affichent) (merci Brigitte !)
2. block note - piques, 15 août, 10:31, par PdB
ça m’a fait penser à la différence qu’il peut se trouver entre deux (ou trois) chansons : Bouc Bel Air (louis chédid - jl’aime beaucoup) - et les vacances au bord de la mer michel jonasz (jl’aime beaucoup aussi) - et aussi le mon vieux daniel guichard (il a mal tourné je crois bien) (mais la chanson n’est pas mal - paroles jean ferrat je redis :°))) - la ds du premier, le "il fallait faire attention" du deuxième et le "tu vois c’était pas la misère" du troisième - après (ou avant) j’ai pensé aux pinçon-charlot qui avant d’aller enquêter devaient s’habiller comme ce qu’ils pensaient qu’il fallait s’habiller et qui, bien sûr, dépareillaient (je crois bien que c’était dans Les ghettos du gotha - ce qui est important c’est mon "bien sûr" : la domination, la subordination, tout ce que met en place, en dernière analyse peut-être le patriarcat et le capitalisme (la blanchitude ? comme pourrait dire Ségo) - et c’est vrai qu’on sent la sueur (mais ils (et elles) suent aussi) et qu’on parle d’argent (mais eux aussi dans une autre façon : même que de ça, l’héritage etc.) (notre condition,notre façon de nous TENIR (bourdieu appelle ça "l’hexis") (jl’aime beaucoup lui), de nous vêtir et de parler - les accents tsais : tout nous identifie - enfin tout ça... bises à L hein :°))
1. block note - piques, 18 août, 09:11, par c jeanney
merci Piero :)) (et ça fait une sorte de grosse machine à laver, capitalisme, exploitation, patriarcat, domination, les tissus changent de couleur mais restent des tissus :(