block note - pourtant (eppure)
vendredi 11 avril 2025, par

À force de regarder des films italiens, la langue me revient dans l’oreille et me ramène à la toute petite enfance en me donnant le sentiment d’être dans un pays connu et foisonnant, aux limites indistinctes, amical, ancien, fait de vieilles pierres lézardées et d’éviers en faïence décorée de fleurs bleues, un pays d’une beauté qu’il ne sait pas lui-même comment il la produit, comment elle coule sur tout, malgré lui, malgré les habits noirs et les chapeaux foncés sous le soleil trop blanc. J’ai aussi depuis quelques temps l’arrivée fugace du souvenir d’un vêtement, un vêtement que j’ai porté longtemps mais qui a disparu, qui avait une texture, une couleur particulière, mais je n’en retrouve qu’un fragment, que quelques centimètres de tissu, et je ne sais plus quelle était sa surface, son emploi, cela arrive avec plusieurs tissus, plusieurs vêtements, tous aussi insaisissables. Ce n’est pas un sentiment de perte, ou d’échec, ce serait plutôt comme quelque chose qui me dirait "je viens de loin, de très loin, au point que j’ai été enveloppée de connu inconnu", comme si j’étais attachée à un fil qui devient transparent à la lumière. J’ai passé tout jeudi à croire que c’était vendredi, ce qui ne m’arrive jamais. Je ne sais pas si j’ai maintenant affaire à un jour bonus, un jour en trop, ou un jour qui a déjà été vécu et que je remalaxe. C’est une sorte de mise à distance ou d’émancipation du temps, ce qui ressemble à un bienfait. Le problème, c’est que je ne peux pas en décider. Je ne peux pas décider consciemment d’être vendredi au lieu de jeudi, ça perdrait son pouvoir. Ce matin au réveil j’ai pensé qu’existaient des choses puissantes non nommées, comme des rouleaux de vagues. Toutes les vagues se ressemblent, pourtant chacune est une. Ce n’est pas le problème du collectif, du mouvement d’ensemble qui porte et qui ferait par exemple baisser le taux de mortalité infantile. Ça se situe ailleurs. Pourtant ici et aujourd’hui, jour bonus ou pas, on devrait sortir dans les rues exiger que moins de bébés meurent, que les femmes n’accouchent pas sur la route de maternités trop éloignées de chez elles et au milieu de champs gorgés de pesticides. Ce genre de statistiques devraient nous alerter. Il se passe quelque chose qui rouille le fer des fondations, rouille le vrai et le faux, rouille le juste et l’injuste, rouille la honte, ou plutôt ne la rouille pas. La honte s’en sort bien, imputrescible. Beaucoup parlent, à tout le monde et pour tout le monde, sans honte, ils déroulent un parlé médiocre comme une langue de plastique sortie d’usine, qui ne se recycle pas dans la nature mais souille, un parlé de vieillesse spéculative racornie. Et c’est la vie et les pulsions de vie qui trinquent. On devrait pouvoir choisir quoi corroder pour s’en sortir.

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Messages
1. block note - pourtant (eppure), 11 avril, 20:48, par brigitte celerier
on devrait exiger oui mais à condition qu’on se résigne à croire qu’il suffit de se consoler sans vrai espoir, on peut essayer d’agir dans les failles en ne réglant que des cas particuliers n’ayant pas la possibilté de remplacer un état, et en évitant de gueuler pour ne pas risquer d’être poursuivis
1. block note - pourtant (eppure), 14 avril, 08:39, par c jeanney
("agir dans les failles", c’est pas beaucoup mais c’est déjà ça) (et puis pour son propre moral ça compte) merci Brigitte :-)))
2. block note - pourtant (eppure), 12 avril, 09:08, par PdB
(ça me fait penser au livre de Margaret Atwood je crois (je ne l’ai pas lu, M. me le racontait hier en marchant) (elle est de 39) La servante écarlate (1985...) - ou à cette femme condamnée à de la prison pour avoir aidé à un avortement) on en est là (décomplexé, peroxydé, mâle gros blanc...)
1. block note - pourtant (eppure), 14 avril, 08:43, par c jeanney
et chaque matin une autre nouvelle crasse s’ajoute ici aussi
("Le soutien aux organisations féministes, pourtant érigé en « grande cause » du premier quinquennat, se retrouve paradoxalement en première ligne des réductions budgétaires."
ça ne meurt pas vite ce vieux monde, (je crois que c’est W Benjamin qui a dit un truc comme le capitalisme est très malade, mais pour qu’il meure vraiment il va falloir l’aider :(((