TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - rituaire

lundi 20 octobre 2025, par c jeanney

J’ai un grand cahier que j’utilise tête-bêche → un côté pour les adages / conseils / propositions larges / bonnes résolutions, un peu comme des notices de médicament mais non scientifiques et non stressantes parce qu’elles feraient silence sur les dominos en chute des effets secondaires éprouvants. Les seuls effets secondaires (non dits) de ces notices/résolutions sont : Faire, Fabriquer, Créer. Et comme ça ne remplit pas énormément mon carnet, chaque notice, adage, proposition, est suivie ou précédée d’un dessin automatique, du genre de ceux qu’on fait en attendant au téléphone, il doit y avoir un nom pour cette forme de gribouillage fil qui goutte d’eau chemin escargot vrille. De l’autre côté de mon carnet tête-bêche je note ce qui passe et disparaît, c’est ma lutte contre. Par exemple, réécouter le Journal de la bombe, en tout cas certaines parties et noter ce qui se passe, parce que j’ai oublié, comme si je ne savais rien. Pourquoi ? ça a à voir (ce que je veux retrouver, l’idée qui disparaît) avec les corps évaporés et le deuil. Les corps pulvérisés et le deuil. Les rituels funéraires quand il n’y a qu’une idée de corps à enterrer, pas plus. Comment faire un rituel de deuil quand il y a trop de corps ou pas assez de corps. Des corps en tas et des corps en poussière. Je me retiens presque chaque jour d’écrire ces idées-là, parce qu’elles sont si lourdes, si sombres que j’ai peur d’assombrir et d’alourdir autour de moi. Mais c’est aussi une peur égotique, comme si je pouvais à moi seule dénouer et résoudre mes nœuds de cerveau. Comme si, parce que je diffusais du triste, le triste allait se répandre comme l’eau d’un arrosoir dans des pots de fleurs. La question du vertical, de l’au-dessus, du paternalisme, de la supériorité même bienveillante, tous ces moyens d’ôter à l’autre sa clarté, ses intentions, ses pensées, ses refus par choix, se loge aussi dans les petits chemins tracés par mes neurones. Si je me dis "je ne veux pas écrire la noirceur parce que je ne veux pas répandre la noirceur sur les autres" je dépossède l’autre de ses capacités personnelles, je nie ses forces, ses pulsions vitales. Si je me dis "je ne veux pas écrire la noirceur parce que j’ai peur qu’elle m’avale" c’est plus lucide. Mais c’est trop tard, j’ai été avalée il y a longtemps. Qu’est-ce que j’ai fait de mes rituels de deuil ? Pas des rituels de mes deuils propres, mais des deuils collectifs que sont les corps disparus, corps poussière, et les corps entassés en monticules plus hauts que l’entendement. C’est une question tragique sidérante, elle rend mutique et nous éventre tant qu’on ne l’examine pas de front je crois. Je devrais la poser bien au centre pour voir où vont ses filaments, peut-être très loin, dans une peinture, une couleur, un film, une phrase, la réception d’une histoire, un repas, toutes choses qui ne semblent pas sœurs à première vue. Je ne vois que le mot "filet" pour décrire ce que je crois comprendre de la façon dont les actes, les émotions, les raisonnements se tiennent, s’accrochent ensemble. Et tirer sur une maille agit sur une autre dont on ne voit pas tout de suite que même à l’autre bout elle est reliée. Créer est peut-être un rituel de deuil.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

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