block note - spoon
mardi 21 octobre 2025, par

En fait, au cours d’une vie, ce qu’on peut partager est petit et précieux. Il y a de grandes idées, de grands mouvements de planètes et de foules, des tombereaux d’images dont il faut se méfier ou bien les embrasser, ou les tenir pour les métaphores qu’elles sont à l’état brut, comme La Tempête ou Dersou Ouzala. Mais la majeure partie de la vie tient dans une tasse, un porte-clé, une pierre ramassée à un endroit précis qui résonne comme une basilique (un champ fraîchement labouré, une plage, un rebord de fenêtre). Est-ce que ce sont les grandes choses qui donnent leur importance aux petites, ou bien est-ce que c’est l’inverse. On s’échange des symboles. Une pièce de monnaie qui ne vaut rien avec la tête d’un philosophe dessus. Un tricot utile à décorer une gouttière. Tout le monde possède un groupe ami, avec des gens bien réels dedans qu’on n’a pourtant jamais tenu dans ses bras, et ça se déploie avec des musiques faites par ces gens, des films, des tableaux, des histoires familiales énormes, des données incontournables, historiques, discrètes. Peut-être que le travail d’une vie c’est rassembler ces amitiés, guetter les indices qui prouvent qu’on va pouvoir compter sur eux. Je lis un poème d’Ursula K Le Guin, traduit par Aurélie Thiria-Meulemans, qui entre dans mon groupe ami. Il y a la petitesse, et le mélange des tailles. C’est comme Alice, debout plus haute que le toit d’une maison, assise dans une soucoupe miniature. Il y a les temps mélangés, avec quoi on construit les choses, nos outils très anciens même apparemment neufs. Il y a la géographie sensible, celle du corps pris dans le lieu ailleurs/ici. Il y a le banal en main, banal étant un autre mot pour partageable.
« CUILLERS
Neuve
Ma cuiller en bois d’olivier d’Espagne
de l’oliveraie de Corning,
dans le comté de Tehama, en Californie,
juste à la sortie de l’Interstate-5,
est légère, mais elle a une bonne prise.
Courte et arrondie,
la bonne taille pour mélanger,
elle est chez elle dans ma main.
Brune comme la chair d’olive,
des veines sombres comme une peau d’olive,
son grain limpide coule.
Le grain du bois
c’est le langage de l’arbre.
J’huile la cuiller à l’huile d’olive
et elle me dit les feuillages gris-vert
les bourgeons mousseux au parfum éphémère,
la vie rude, les racines profondes, les longues années.
L’Espagne que je n’ai jamais vue.
La Californie, et l’été, l’été.Ancienne
Ma cuiller de cuisine en inox
vient de notre premier appartement,
sur Holt Avenue à Macon,
en Géorgie, en 1954, le rez-de-chaussée
de la veuve Killian, meublé
de ses meubles et sa batterie de cuisine.
Une cuiller à soupe ordinaire, lourde,
toute simple, bien équilibrée,
le côté gauche de l’arrondi
déformé, usé,
par des décennies, peut-être un siècle,
aux mains d’une droitière,
qui a mélangé, battu, à son aide.
D’abord, Mrs Killian, puis moi.
je l’aimais tant qu’en partant
je lui ai demandé puis-je la garder.
Cette vieillerie ? Ma foi, oui,
en riant doucement,
prends-la, si tu la veux, petite. »extrait de Derniers poèmes, Ursula K. Le Guin

.
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)