TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - tourner

mercredi 18 décembre 2024, par c jeanney

Dans les années 70 j’avais un papier peint bambi. Mon père m’avait fabriqué un tableau d’écolier. Un rectangle poncé soigneusement, une rigole de bois rainuré vissée en bas sur toute la longueur, et je me souviens du problème de la peinture, de son air soucieux, ou plutôt concentré, du pot de peinture « spéciale » qu’il avait ramené et de la couche vert sapin plus épaisse sur les vis qui masquait leurs têtes cruciformes. Je m’entraînais sur ce tableau à dessiner bambi, et encore, et encore, comme il était sur le papier peint, il n’y avait qu’à tourner l’œil deux centimètres à gauche pour le voir. Je recopiais toujours le même, même s’il y avait des bambis partout, répétés sur les murs, équitablement. À force, j’ai commencé à comprendre comment ça fonctionnait, il fallait s’astreindre à recopier le trait, juste le trait, sans se soucier de son histoire, parce que si on cherchait à dessiner un bambi aux pattes minces et au papillon sur la croupe, on n’y arrivait pas, par contre en dessinant à plat, seulement un trait, seulement un point, seulement une forme, sans y mettre du sens, à la fin la ressemblance avec bambi apparaissait. Je n’ai jamais vu le film de bambi, ni au cinéma, ni en cassette vidéo, plus tard avec mes enfants. Je connais l’histoire vaguement, si bien que « mon » bambi est encore plus fictif que la normale. En 1970, Joe Dassin chantait l’Amérique, une Amérique encore plus fictive, avec des trains et des sirènes de bateaux qui donnaient très peu d’informations sur les cinquante-six millions de morts parmi les habitants « d’origine ». Le journaliste, à la radio ce matin, s’étonne « alors, les frontières des Comores sont fictives ? », il faut qu’un chercheur lui fasse remarquer qu’une frontière est toujours une fiction, une décision arbitraire. On sait rarement de quoi on parle. Je suis lestée de principes, de facilités, d’habitudes de pensées, et si je prends les mots à plat, juste les mots, je constate qu’une « habitude de pensée » n’est pas une pensée. Penser est un verbe langoureux, un peu lascif, et nonchalant la plupart du temps, car la plupart du temps je ne pense pas, je m’en remets au connu, au déjà-vu, et j’en fais un terme constant, une base, une sorte de décision résolue. On est obligé d’avancer, résolument. Il faut s’équiper de présupposés, comme on a besoin de poser des marches d’escalier, ce serait trop menaçant si l’escalier flottait. Mais j’aurais envie qu’il flotte, à cause de l’intuition que les marches seront plus proches du vrai si elles sont mal délimitées, mal scellées, et instinctivement je voudrais ne pas continuer, à l’âge que j’ai, à m’entraîner et m’entraîner encore à recopier ce que je crois ou pense voir. La fiction est très réelle, avec tout ce qu’elle provoque de conséquences. C’est une contradiction terme à terme, vivre de fictions, repousser les fictions, s’aider des fictions, essayer de les dépasser, ou de les retourner, ou de voir au travers. Ça m’éloigne des dialogues possibles. Certains matins, j’ai l’impression qu’il n’y a plus d’escalier. Que je n’ai plus les outils pour le poncer ni rien pour cacher les têtes des vis cruciformes.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

  • après le charme de Bambo choisi, répété et superlativement fictif j’étais accroché à l’idée de "penser", au fait que je voudrais ne pas penser sachant que je penserai mal, mais que je m’applique à tenter de corriger ma pensée, puisqu’on ne peut s’empêcher totalement de penser et finis par adopter ma pensée avec sa possibilité d’erreur et puis je tombe sur tes photos et elles effacent tout... d’ailleurs quelle importance à ma pensée si ce n’est d’être mienne tant que je ne veux pas l’imposer. Il n’en est pas de même de ma réaction instinctive qui s’impose

  • je me disais que justement cet escalier, là, ou cette route, voie, ce trait ce chemin, cette avenue de la pensée nous est le plus souvent caché, opaque obstrué par nos propres fantasmes - personne n’est plus aveugle à soi que soi-même - et que à chacun des matins, il nous faut perpétuellement évoluer, avancer, gravir, et encore - respirer - et encore oui, mais plus loin, j’ai aussi cette impression qu’il est bon de ne pas faire ce chemin trop seul.e - on dit merci pour le tableau poncé peint repeint et à nouveau, donc...

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