TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - vif

jeudi 16 janvier 2025, par c jeanney

Je rêve d’une paire de lunettes équipée d’un capteur à clignement d’yeux, je fermerais les yeux très fort pour l’actionner et l’enregistrement débuterait, mes lunettes filmeraient le ciel d’un bleu très doux et le ventre des mouettes qui passent, ou bien le coucher de soleil en voiture quand les bâtiments et les arbres sont bordés d’orange vif, ou bien la marche de dos de l’homme à la capeline foncée, chaussures épaisses et barbe longue, qui a l’air d’être un pèlerin sorti d’une enluminure médiévale, ou le rouge-gorge qui fait sa toilette, consciencieusement, et qui se gratte la tête comme un chien se gratte l’oreille avec sa patte arrière. Je ne possède pas les vidéos ou les photos de ces moments qui surgissent, si vite passés, si vite que de sortir mon téléphone ne sert à rien qu’à constater qu’ils n’y sont plus. Ça pourrait être une donnée, un principe créatif. Je pourrais filmer et photographier le « quand ça n’y est plus », le manque de mouettes, le manque d’orange, le manque de gens, le manque d’oiseaux, c’est-à-dire le terne en attente de surprise. Il faudrait que je fasse des inclusions pour expliquer, entre crochet, [ici trois ventres bancs d’oiseau vus de dessous, illuminés par le soleil], ou ponctuer mes vidéos de cartels descriptifs du manque, comme dans les films muets, avec des phrases soulignées par un tilde, un astérisque. Ou bien je dessinerais sur pellicule le tracé ce qui a été, les lignes de deux merles qui se croisent au-dessus du catalpa voisin. En fait, c’est complètement idiot mon idée, vu qu’on créé forcément à partir de ce qui n’est plus là. J’écoute le début d’une conférence de Pierre-Henri Gouyon (que je ne connaissais pas) : « Oui, cette histoire de graine, oui, par ailleurs, évidemment, cette reproduction c’est une caractéristique majeure des êtres vivants. Ce qui différencie les êtres vivants de la matière inerte, c’est la capacité à produire des descendants, avec une caractéristique très curieuse en réalité, quand on y réfléchit. C’est que les descendants ressemblent à leurs parents, mais sont quand même tous différents, et que le nombre de différences est illimité, et que ces différences sont héritables. Donc, il y a à la fois l’idée de différence et l’histoire, l’idée d’hérédité, et ça c’est tout à fait spécifique du vivant. Il n’y a que le vivant qui fasse ça. Les cristaux peuvent se reproduire, mais pas avec des variations illimitées et héritables. Il n’ y a rien d’autre que le vivant qui sache faire ça. Sauf, sauf les choses issues de notre langage disons, ou c’est que notre langage a des caractéristiques communes avec l’hérédité, le fait qu’il y ait des variations illimitées et que ça se reproduit, enfin qu’on peut le reproduire avec diverses méthodes, ne serait-ce qu’en le répétant ou en le photocopiant etc. et c’est pas un hasard, c’est pas un hasard, parce que notre langage c’est une combinatoire de signaux. Et cette combinatoire donc, elle est illimitée et elle est reproductible. L’ADN c’est une combinatoire de signaux qui peuvent être copiés et dont les variations sont illimitées. Donc, il y a quelque chose là de très particulier. » Je comprends pourquoi le langage est vivant, pourquoi il porte la vie en lui, la vie et ses apparitions, et ses cachettes, sa permanence même masquée (par le temps, un obstacle, ou la mort). C’est peut-être ce qui fait que les textes de gens qui ne sont plus là, sont toujours vivants. Ce ne serait pas dû à une sorte de tendresse, ou de foi, ou de chagrin trop grand qui lutte contre la disparition, une méthode coué, ce serait dû à la qualité même du langage. Et derrière le mot langage on peut inclure tout ce qui se créé, textes, tableaux, films, installations, musique, et tout ce que j’oublie. Pendant que je le réalise, une corneille marche d’un bon pas sur l’assise de la cheminée derrière ma fenêtre, elle a marché comme un empereur, ou un vizir en charge de grandes responsabilités, je le dis sans pouvoir le filmer. Un merle la remplace. 

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

  • quel dommage que tu ne les ais pas ces lunettes (quoique... tu y supplées merveilleusement) — merci pour le texte de Pierre-Henri Gouyon que je ne connaissais pas non plus, j’attends le moment où mon cerveau va commencer à chercher des failles (mais je doute d’y parvenir)

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