TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -174 ["du mouton, du mouton et encore du mouton"]

mercredi 31 janvier 2024, par c jeanney

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(le repas se poursuit, et après son entrée dans le monde, Bernard raconte comment sa vie a pris un tournant que les autres n’ont pas suivi)

 le passage original

’The crystal, the globe of life as one calls it, far from being hard and cold to the touch, has walls of thinnest air. If I press them all will burst. Whatever sentence I extract whole and entire from this cauldron is only a string of six little fish that let themselves be caught while a million others leap and sizzle, making the cauldron bubble like boiling silver, and slip through my fingers. Faces recur, faces and faces—they press their beauty to the walls of my bubble—Neville, Susan, Louis, Jinny, Rhoda and a thousand others. How impossible to order them rightly ; to detach one separately, or to give the effect of the whole—again like music. What a symphony with its concord and its discord, and its tunes on top and its complicated bass beneath, then grew up ! Each played his own tune, fiddle, flute, trumpet, drum or whatever the instrument might be. With Neville, "Let’s discuss Hamlet." With Louis, science. With Jinny, love. Then suddenly, in a moment of exasperation, off to Cumberland with a quiet man for a whole week in an inn, with the rain running down the window-panes and nothing but mutton and mutton and again mutton for dinner. Yet that week remains a solid stone in the welter of unrecorded sensation. It was then we played dominoes ; then we quarrelled about tough mutton. Then we walked on the fell. And a little girl, peeping round the door, gave me that letter, written on blue paper, in which I learnt that the girl who had made me Byron was to marry a squire. A man in gaiters, a man with a whip, a man who made speeches about fat oxen at dinner—I exclaimed derisively and looked at the racing clouds, and felt my own failure ; my desire to be free ; to escape ; to be bound ; to make an end ; to continue ; to be Louis ; to be myself ; and walked out in my mackintosh alone, and felt grumpy under the eternal hills and not in the least sublime ; and came home and blamed the meat and packed and so back again to the welter ; to the torture.
’Nevertheless, life is pleasant, life is tolerable. Tuesday follows Monday ; then comes Wednesday. The mind grows rings ; the identity becomes robust ; pain is absorbed in growth. Opening and shutting, shutting and opening, with increasing hum and sturdiness, the haste and fever of youth are drawn into service until the whole being seems to expand in and out like the mainspring of a clock. How fast the stream flows from January to December ! We are swept on by the torrent of things grown so familiar that they cast no shadow. We float, we float....
’However, since one must leap (to tell you this story), I leap, here, at this point, and alight now upon some perfectly commonplace object—say the poker and tongs, as I saw them sometime later, after that lady who had made me Byron had married, under the light of one whom I will call the third Miss Jones. She is the girl who wears a certain dress expecting one at dinner, who picks a certain rose, who makes one feel "Steady, steady, this is a matter of some importance," as one shaves. Then one asks, "How does she behave to children ?" One observes that she is a little clumsy with her umbrella ; but minded when the mole was caught in the trap ; and finally, would not make the loaf at breakfast (I was thinking of the interminable breakfasts of married life as I shaved) altogether prosaic—it would not surprise one sitting opposite this girl to see a dragon-fly perched on the loaf at breakfast. Also she inspired me with a desire to rise in the world ; also she made me look with curiosity at the hitherto repulsive faces of new-born babies. And the little fierce beat—tick-tack, tick-tack—of the pulse of one’s mind took on a more majestic rhythm. I roamed down Oxford Street. We are the continuers, we are the inheritors, I said, thinking of my sons and daughters ; and if the feeling is so grandiose as to be absurd and one conceals it by jumping on to a bus or buying the evening paper, it is still a curious element in the ardour with which one laces up one’s boots, with which one now addresses old friends committed to different careers. Louis, the attic dweller ; Rhoda, the nymph of the fountain always wet ; both contradicted what was then so positive to me ; both gave the other side of what seemed to me so evident (that we marry, that we domesticate) ; for which I loved them, pitied them, and also deeply envied them their different lot.



souvent je me demande "est-ce que j’ai le droit ?"
— pas le droit de traduire, ça je l’ai réquisitionné — mais le droit de tenter des choses, de suivre une idée qui me semble un peu téméraire
et puis je lis la traduction de Yourcenar
(et elle m’énerve c’est certain, avec les libertés qu’elle prend
mais elle m’épate aussi, c’est sûr, à cause des libertés qu’elle prend)

par exemple ici au début avec cauldron
qui apparaît deux fois dans la même phrase
il est possible que j’exagère
(Whatever sentence I extract whole and entire from this cauldron [...] making the cauldron bubble)

en français, "chaudron" m’évoque une sorcière, une cheminée paysanne, les pièces d’or qu’un lutin dépose au pied de l’arc-en-ciel
(comme le dit VW, un mot est toujours rempli d’échos, de souvenirs, d’associations avec d’autres mots, il n’arrive jamais seul)

voilà la scène : Bernard est devant un chaudron, en sort des phrases, et constate que ses phrases sont liées à ce qui fait — à ce qui a fait — sa vie, donc à ce groupe de six amis vus comme de petits poissons, et l’intérieur du chaudron bouillonne, tout lui file entre les mains
(Whatever sentence I extract whole and entire from this cauldron is only a string of six little fish that let themselves be caught while a million others leap and sizzle, making the cauldron bubble like boiling silver, and slip through my fingers.)

j’ai bien du mal à utiliser "chaudron"
surtout qu’on part d’un globe (the globe of life), donc de l’idée d’un contenant
je tente "récipient" pour la première apparition du mot "chaudron", mais, la deuxième fois, le récipient devrait bouillir (alors marmite ? casserole ?)

et puis en plongeant dans les dictionnaires, je vois que le mot cauldron ou caldron, au sens figuratif, amène avec lui l’idée d’une situation délicate
(a cauldron of suspicion, a cauldron of emotion, the political cauldron)
ce que le mot "chaudron" ne raconte pas en français

je cherche des expressions culinaires
(et il y en a : mettre les pieds dans le plat, tirer les marrons du feu, rester comme deux ronds de flan, se faire rouler dans la farine, faire chou blanc, j’apprends même "avoir un bœuf sur la langue" que je ne connaissais pas)

et puis je repense au texte
à ce passage, au tout début du chapitre, où Bernard plonge sa cuillère
(« Mais permettez que je plonge à nouveau ma cuillère pour ramener à la surface un de ces objets ténus qu’au mieux on nomme "figures amies" »)
et l’idée de la soupe me vient
il y a pas mal d’expressions qui montrent la soupe comme un amas mélangé de tout et de n’importe quoi (on peut dire "une soupe politicienne", que je rapproche de political cauldron)
on peut se retrouver "dans le potage" comme dans la panade
et l’avantage d’utiliser "potage" et "soupe", c’est aussi d’éviter la répétition que la langue française n’aime pas
alors, est-ce que j’ai le droit ?
je tente

et il y a un autre passage où je me demande si j’ai le droit :
and finally, would not make the loaf at breakfast (I was thinking of the interminable breakfasts of married life as I shaved) altogether prosaic—it would not surprise one sitting opposite this girl to see a dragon-fly perched on the loaf at breakfast.
trois fois breakfast
(c’est beaucoup)
et puis la scène est légère, aussi légère que la libellule dont elle parle
alors j’élague le nombre de breakfast, pour alléger

c’est frappant comme il y a toujours des questions à se poser
(mais c’est ça le moteur aussi)

comme dès le début, avec
the globe of life [...] has walls of thinnest air
où ce ne sont pas les parois qui sont fines, mais la couche d’air
si je traduis par "le globe de la vie [...] possède des parois d’air très mince"
on va se demander pourquoi j’ai oublié un s à mince, le cerveau pense que les parois sont fines, il faut que je reformule

je tombe en arrêt devant they press their beauty to the walls of my bubble
je ne peux pas traduire autrement qu’en presque mot à mot, si je veux respecter l’ordre d’apparition des mots (qui est à mes yeux important comme un cadrage au cinéma)
la phrase doit commencer par "ils", ce sont ces "ils" qui se pressent contre les parois, agissent, et en même temps non, ils ne se pressent pas eux, mais leur beauté
(faute de mieux, je décide de laisser tel quel)

ensuite, au beau milieu de ce premier paragraphe, il y a un changement de rythme à partir de Then suddenly, in a moment of exasperation
à se demander même pourquoi on n’est pas passé à la ligne
(oui, pourquoi ?)
à mon sens, c’est une sorte de décalque de la symphonie qui se propage, rythmes courts, rythmes lents
comme une façon de dire que ça continue, que la musique ne s’arrête pas (même dans les moments triviaux où on est en voyage, ailleurs, avec du mouton, du mouton et encore du mouton), que la musique est aussi majestueuse que triviale, qu’elle ne connaît pas le jugement

et j’aime beaucoup comme c’est amené, off to Cumberland, sans verbe conjugué, et comme ça se termine, so back again, pareil

le court paragraphe du milieu est celui que j’ai travaillé en premier
j’ai l’intuition qu’il est la clé pour tout dégoupiller
c’est lui qui contient une grande dose de grows, growth, grown, ce qui s’enfle, grandi, en écho à la symphonie plus haut (then grew up !)
et je n’ai pas le choix d’utiliser le verbe "pousser", comme pour les plantes, à cause de la polyphonie du "déplacer" qu’il contient
et puis il y a to expand in and out
que je devrais normalement traduire par "dilater"
mais ce verbe est si court, surtout en regard de Opening and shutting, shutting and opening qui installe le mouvement dans la durée

c’est aussi dans ce court paragraphe qu’il y a The mind grows rings et pain is absorbed in growth
pour pain is absorbed in growth
je me tords la tête avec un mot comme croissance
("la douleur est absorbée dans la croissance", ça semble logique, mais que cette phrase est plate, laide, sans nerf)
malgré mes beaux principes (me caler sur l’ordre d’apparition des mots) je décide d’inverser

je continue
le paragraphe suivant commence par Once I had a biographer


 ma proposition

Le cristal, le globe de la vie comme on l’appelle, loin d’être dur et froid au toucher, possède des parois faites d’une très fine couche d’air. Si j’appuyais dessus elles voleraient en éclat. Et quelle que soit la phrase à extraire en entier de ce potage, je n’attrape qu’une ficelle d’où pendent les six petits poissons qui se sont laissés prendre, tandis qu’un million d’autres sautent et grésillent en faisant bouillonner la soupe de leurs bulles d’argent, et ils me glissent entre les doigts. Les visages se répètent, des visages et des visages – ils pressent leur beauté contre les parois de ma bulle – Neville, Susan, Louis, Jinny, Rhoda et mille autres. Impossible de les ordonner correctement ; d’en détacher un seul, ou de donner l’idée de leur totalité – là aussi comme pour la musique. Quelle symphonie avec ses accords et ses dissonances, ses tonalités en hauteur et ses basses compliquées dessous, et comme elle s’amplifie ! Chacun jouait l’air qui était le sien, violon, flûte, trompette, tambour ou peu importe l’instrument. Avec Neville, "Parlons un peu d’Hamlet". Avec Louis de science. Avec Jinny d’amour. Puis tout à coup, dans un moment d’exaspération, partir pour Cumberland avec un compagnon tranquille pendant toute une semaine logé dans une auberge, avec la pluie qui coulait sur les vitres et au dîner rien que du mouton, du mouton et encore du mouton. Pourtant, cette semaine reste une pierre solide dans le fouillis des sensations dont je n’ai pas gardé la trace. Quand nous jouions aux dominos ; que nous râlions sur la viande de mouton trop dure. Que nous marchions dans la colline. Et une petite fille, jetant un coup d’œil à la porte, m’a donné cette lettre, écrite sur papier bleu, dans laquelle j’apprenais que la femme qui avait fait de moi Byron allait épouser un propriétaire terrien. Un homme avec des guêtres, un homme avec un fouet, un homme avec de grands discours sur le gras de bœuf à table – voilà ce que j’ai crié, par dérision, et j’ai suivi des yeux la course des nuages, et j’ai senti en moi l’échec ; le désir d’être libre ; de fuir ; de créer des liens ; d’en finir ; de continuer ; d’être Louis ; d’être moi-même ; et je suis sorti seul en imperméable, grincheux au milieu des collines éternelles et pas le moins du monde sublime ; et puis je suis rentré, j’ai critiqué la viande et j’ai fait mes bagages, pour retourner à mon fouillis ; à la torture.
Malgré tout, la vie est agréable, la vie est tolérable. Le mardi suit le lundi ; puis le mercredi vient. L’esprit se met à croître anneau après anneau ; l’identité se fait robuste ; grandir absorbe la douleur. Et d’ouvertures en fermetures, de fermetures en ouvertures, et chantonnant de plus en plus avec de plus en plus de forces, l’impatience et la fièvre de la jeunesse se mettent en marche jusqu’à ce que l’être tout entier gonfle et se tende comme un ressort d’horloge. Comme il est vif le ruisseau qui court de janvier à décembre ! Nous sommes balayés par le torrent grandissant de choses si familières qu’elles ne possèdent pas d’ombre. On flotte, on flotte...
Cependant, puisqu’il faut faire un bond (pour vous raconter cette histoire), je bondis, là où nous en sommes, pour atterrir maintenant sur un objet parfaitement banal – disons le tisonnier et ses pinces, tels que je les ai vus un peu plus tard, après que cette femme qui avait fait de moi Byron se fut mariée, sous l’éclairage de quelqu’un que j’appellerai la troisième Miss Jones. Elle est la fille qui attend qu’on vienne dîner, vêtue d’une certaine robe, cueillant une certaine rose, celle qui fait que l’on pense : « Du calme, du calme, c’est important » en se rasant. Et on se demande : « Comment est-elle avec les enfants ? » On la trouve un peu gauche avec son parapluie ; mais elle s’inquiète de voir la taupe prise au piège ; et enfin, on se dit qu’elle ne rendra pas la brioche du petit-déjeuner (je pensais aux interminables matins de la vie conjugale passés à table en me rasant) trop banale – on ne serait pas surpris face à elle au réveil de voir une libellule posée sur la brioche. Elle m’a aussi inspiré le désir de m’élever dans le monde ; elle m’a fait regarder avec curiosité les visages jusque-là repoussants des nouveau-nés. Et le petit battement féroce – tic-tac, tic-tac –, le pouls qu’on a en tête, a pris un rythme plus majestueux. J’ai baguenaudé dans Oxford Street. Nous sommes les continuateurs, nous sommes les héritiers, me suis-je dit en pensant à mes fils et mes filles ; et si ce sentiment se fait grandiose au point d’en être absurde et qu’on veuille le cacher en sautant dans le bus ou en achetant le journal, il devient curieusement partie prenante de l’ardeur que l’on met à se lacer les bottes, à s’adresser plus tard aux vieux amis qui se sont engagés dans d’autres directions. Louis, qui habite une mansarde ; Rhoda, la nymphe à la fontaine ruisselant sans cesse ; tous deux contredisaient ce qui semblait alors si positif à mes yeux ; tous deux montraient l’envers de ce qui me paraissait évident (se marier, mener une vie domestique) ; et pour cela je les aimais, et j’avais pitié d’eux, et aussi j’enviais profondément leur sort si différent.

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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