journal de bord des Vagues -166 ["Soudain, le sentiment de savoir de quoi sont faits les gens nous quitte."]
mercredi 10 janvier 2024, par
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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)
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(Bernard continue de s’adresser à un interlocuteur invisible pour "expliquer" sa vie)
– le passage original
’But let me dip again and bring up in my spoon another of these minute objects which we call optimistically "characters of our friends"—Louis. He sat staring at the preacher. His being seemed conglobulated in his brow, his lips were pressed ; his eyes were fixed, but suddenly they flashed with laughter. Also he suffered from chilblains, the penalty of an imperfect circulation. Unhappy, unfriended, in exile he would sometimes, in moments of confidence, describe how the surf swept over the beaches of his home. The remorseless eye of youth fixed itself upon his swollen joints. Yes, but we were also quick to perceive how cutting, how apt, how severe he was, how naturally, when we lay under the elm trees pretending to watch cricket, we waited his approval, seldom given. His ascendancy was resented, as Percival’s was adored. Prim, suspicious, lifting his feet like a crane, there was yet a legend that he had smashed a door with his naked fist. But his peak was too bare, too stony for that kind of mist to cling to it. He was without those simple attachments by which one is connected with another. He remained aloof ; enigmatic ; a scholar capable of that inspired accuracy which has something formidable about it. My phrases (how to describe the moon) did not meet with his approval. On the other hand, he envied me to the point of desperation for being at my ease with servants. Not that the sense of his own deserts failed him. That was commensurate with his respect for discipline. Hence his success, finally. His life, though, was not happy. But look—his eye turns white as he lies in the palm of my hand. Suddenly the sense of what people are leaves one. I return him to the pool where he will acquire lustre.
’Neville next—lying on his back staring up at the summer sky. He floated among us like a piece of thistledown, indolently haunting the sunny corner of the playing-field, not listening, yet not remote. It was through him that I have nosed round without ever precisely touching the Latin classics and have also derived some of those persistent habits of thought which make us irredeemably lop-sided—for instance about crucifixes, that they are the mark of the devil. Our half-loves and half-hates and ambiguities on these points were to him indefensible treacheries. The swaying and sonorous Doctor, whom I made to sit swinging his braces over a gas-fire, was to him nothing but an instrument of the inquisition. So he turned with a passion that made up for his indolence upon Catullus, Horace, Lucretius, lying lazily dormant, yes, but regardant, noticing, with rapture, cricketers, while with a mind like the tongue of an ant-eater, rapid, dexterous, glutinous, he searched out every curl and twist of those Roman sentences, and sought out one person, always one person to sit beside.
beaucoup de difficultés dans ces deux paragraphes, l’un centré sur Louis, l’autre sur Neville
ça tient à un niveau de langage qui n’est pas forcément la norme dans Les Vagues
j’ai l’impression qu’ici Bernard essaye de provoquer l’admiration de son interlocuteur invisible, en déroulant des phrases complexes, on pourrait presque dire "dominatrices"
après la mise en route un peu ardue de Bernard, sa prise de parole pour exposer "sa vie", je lis ce passage comme une opération de charme
ce qui est "vulgaire" (les chilblains par exemple, qui sont des engelures) s’expose presque aristocratiquement lorsqu’il ajoute the penalty of an imperfect circulation.
je pourrais traduire cette phrase au plus simple (du style "De plus, il avait des engelures dues à sa mauvaise circulation"), mais Bernard a cette posture en hauteur (d’où plus loin des formules comme seldom given)
la distance qu’il veut installer se relâche par endroits
avec des détours et des envolée singulières, comme while with a mind like the tongue of an ant-eater, rapid, dexterous, glutinous, he searched out every curl and twist of those Roman sentences
c’est que Bernard, il l’a répété plusieurs fois, ne peut pas s’empêcher de "faire des phrases"
et c’est aussi sa façon de montrer qu’il est capable comme Neville de se mouvoir dans every curl and twist of those sentences
j’ai un problème d’entrée avec But let me dip again and bring up in my spoon another of these minute objects which we call optimistically "characters of our friends"
(non, pas un, mais plusieurs problèmes en fait)
d’abord la spoon, cette cuillère, qui rappelle que Bernard est à table devant un bon repas
ce détail (de la cuillère) doit exister, parce que l’idée est de plonger dans ses souvenirs pour en prendre un et l’examiner
détail qui revient à la fin du paragraphe dans I return him to the pool where he will acquire lustre
je ne peux donc pas faire l’impasse de ce geste, prendre dans sa cuillère, puis reposer, mais je dois le faire aussi délicatement que dans le texte, sans trop appuyer, ni obscur ni incongru
je cherche à trouver une autre solution que le "Laissez-moi" de let me qui me paraît lourd
et je me triture l’esprit longtemps avec ce
dip again and bring up
deux verbes, deux actions
sauf qu’en français, il me semble que le verbe "plonger" appelle directement son objet
je "plonge ma cuillère", et ensuite il se passe quelque chose
je vais moins facilement "plonger et soulever ma cuillère" par exemple
par contre je peux "plonger ma cuillère et la soulever"
(en tout cas, je le sens mieux de cette façon)
et il y a le again à placer correctement
après coup je vais voir les autres traductions
Michel Cusin garde la cuillère ("laissez-moi replonger et ramener dans ma cuillère")
chez Marguerite Yourcenar apparaît la soupe ("laissez-moi tremper de nouveau ma cuillère dans le potage"
Cécile Wajsbrot change d’outil ("laissez-moi replonger, ramener dans mon épuisette")
— personnellement je garde la cuillère, à cause du moment, le repas, mais je ne veux pas qu’on sache dans quel liquide elle est plongée, parce que ça rétrécit l’idée
et c’est pourquoi, quand arrive I return him to the pool je choisis de traduire pool par un "état", et non pas par un liquide précisément nommé, eau ou soupe
ensuite il y a deux mots
optimistically et characters
je ne vois pas ce qu’il y a d’optimiste là-dedans, sauf à considérer que nommer quoi que ce soit qui concerne la description de ses amis est une entreprise un peu candide ou naïve parce qu’impossible
je me tourne vers la source du mot, l’optimisme comme doctrine philosophique qui soutient que "tout ce qui existe est le mieux possible", et cela m’aide
et pour characters, j’ai deux options, soit aller vers la notion de personnage, soit vers celle de caractère au sens de tempérament ou comportement, et les deux sont valables
mais je viens de traduire le moment où Bernard raconte qu’il dresse des portraits dans les marges de ses carnets, alors j’opte pour personnage, croquis esquissé
juste après, arrive le mot conglobulated
c’est un mot hors du commun, voire même très rare
qui signifie to gather into a small round mass
je n’ai pas de traduction induite pour ce mot
mais je sais qu’il doit être un peu hors norme aussi en français, pas un mot usuel
(j’en trouve un qui peut convenir)
mon problème avec
Prim, suspicious, lifting his feet like a crane, there was yet a legend that he had smashed a door with his naked fist
c’est le there was yet
qui se pose là comme un autre sujet, il faut attendre le he de he had smashed pour retrouver ce qui est Prim, suspicious
j’aime beaucoup ces problèmes de construction, car là je suis vraiment face à une énigme, comment rendre cette rupture, qui n’est pas décorative, c’est un trou dans les apparences, entre ce qu’on voit de Louis et ce qu’il est réellement, c’est pourquoi je ne peux pas m’en débarrasser, l’ignorer, en aplatissant la phrase pour qu’elle soit plus compréhensible
je dois trouver la clé, qui passe par l’ordre des mots et les connecteurs logiques qui sont soumis à un tiraillement, mais sans que ça casse, car c’est une phrase, pas deux, la coupure existe mais elle ne disloque pas
la phrase But look—his eye turns white as he lies in the palm of my hand
me met sous le nez l’avantage de l’existence du it et du he en anglais
en français je n’ai que le "il" qui désigne aussi bien l’œil de Louis que Louis lui-même
je trouve une parade pour lever l’ambiguïté en inversant les termes, comme si j’avais traduit
But look—as he lies in the palm of my hand, his eye turns white
une fois de plus dans ce passage VW n’installe pas de mécanismes faciles
par exemple, elle pourrait s’appuyer sur la métaphore de la cuillère, amenée pour décrire Louis, et reprendre le même "patern" avec Neville, elle ne le fait pas
et bien sûr on s’attend ensuite à ce que Bernard continue la liste des personnages
un paragraphe pour Jinny, un autre pour Susan, etc, mais non
pour avoir parcouru le passage suivant je sais que ce n’est pas le cas
(rien n’est attendu avec VW)
– ma proposition
Mais permettez que je plonge à nouveau ma cuillère pour ramener à la surface un de ces objets ténus qu’au mieux on nomme "figures amies" : Louis. Il s’asseyait les yeux rivés sur le pasteur. Son être semblait recoquillé derrière son front, lèvres serrées ; le regard fixe, soudain pris dans l’éclair d’un rire. Et il souffrait d’engelures, conséquences d’une circulation imparfaite. Malheureux, sans amis, exilé, il savait quelquefois, dans les moments de confidences, décrire le flux des vagues sur les plages de chez lui. Le regard sans pitié de la jeunesse s’arrêtait sur ses articulations gonflées. Oui, mais nous avons aussi très vite senti à quel point il était tranchant, compétent, sévère, et comme il était naturel pour nous, étendus sous les ormes à faire semblant de regarder le cricket, d’attendre son approbation, rarement donnée. Autant l’ascendant qu’il montrait nous irritait, autant nous aimions suivre Percival. Guindé, méfiant, levant les pieds comme une grue, courait pourtant cette légende d’une porte qu’il avait défoncée à poings nus. Mais son pic était bien trop haut, trop aride et pierreux pour que ce genre de brume s’y accroche. Il était dépourvu des attaches ordinaires qui nous relient les uns aux autres. Il restait à l’écart ; énigmatique ; érudit, doué d’une précision exemplaire, ce qui est en soi redoutable. Mes phrases (comment décrire la lune) n’avaient pas son assentiment. D’un autre côté, il enviait jusqu’au désespoir l’aisance que je montrais avec les domestiques. Non pas parce le sens de ses mérites le désertait. Cela se rapportait au respect qu’il avait pour la discipline. D’où son succès, finalement. Sa vie, pourtant, n’était pas très heureuse. Mais regardez – allongé sur la paume de ma main, voyez son œil virer au blanc. Soudain, le sentiment de savoir de quoi sont faits les gens nous quitte. Je le repose dans le bain où il reprendra son éclat.
Neville ensuite – couché sur le dos pour contempler le ciel d’été. Il flottait parmi nous comme le duvet du chardon, indolent, venant hanter le coin ensoleillé d’un terrain de jeu, n’écoutant pas, mais sans s’éloigner. C’est grâce à lui que j’ai pu m’approcher sans jamais les toucher des classiques latins, et c’est aussi de lui que j’ai puisé certaines de ces habitudes de pensée tenaces qui nous rendent irrémédiablement tordus – par exemple pour ce qui est des crucifix, qu’ils sont la marque du démon. Nos mi-amours mi-haines et les ambiguïtés sur ces sujets étaient pour lui des trahisons injustifiables. Le recteur, titubant et sonore, que je me représentais en train de faire claquer ses bretelles devant le feu de cheminée, n’était à ses yeux rien de moins qu’un instrument d’inquisition. Il se tourna donc, avec une passion qui compensait son indolence, vers Catulle, Horace, Lucrèce, allongé, somnolant paresseusement, oui, mais observant, remarquant avec ravissement les joueurs de cricket, tandis que l’esprit comme une langue de fourmilier, rapide, adroit, gluant, il creusait chaque boucle et chaque torsion de ces phrases romaines, sans cesse à la recherche d’un être, un seul, auprès de qui s’asseoir.
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Messages
1. journal de bord des Vagues -166 ["Soudain, le sentiment de savoir de quoi sont faits les gens nous quitte."], 10 janvier, 19:44, par brigitte celerier
tu nous gâtes spécialement aujourd’hui dans ton analyse de la construction du texte.. et que j’aime découvrir la façon dont tu te tires des difficultés
1. journal de bord des Vagues -166 ["Soudain, le sentiment de savoir de quoi sont faits les gens nous quitte."], 11 janvier, 08:52, par C Jeanney
j’ai oublié de dire comme j’étais heureuse de trouver le mot "tordu" ! (j’ai tant cherché) (et le petit sentiment de victoire quand on a l’impression que "ça fonctionne" est sans prix, merci Brigitte !