journal de bord de Kew gardens — épisode 1
mardi 17 septembre 2024, par
j’ai envie de partir de zéro, comme si je n’avais jamais traduit Kew gardens – et c’est pratiquement le cas, j’ai tellement appris en traduisant Les Vagues, que ce que j’ai pu faire il y a maintenant sept ans est obsolète, mon ancienne traduction va me servir de base de travail – mais je ne peux pas ignorer ce que je sais de cette nouvelle, ce qu’en dit VW dans son Journal
tenter de partir de zéro, c’est essayer de me lessiver la tête pour accueillir le texte « à blanc », ne pas y mettre trop de « moi » (même si je sais qu’on ne peut pas faire autrement, on a beau se cacher, souvent les pieds dépassent)
c’est chercher à déjouer au mieux les mécanismes souterrains, les automatismes ingérés depuis qu’on pratique sa propre langue, les « bien dits », pour que le passage d’une langue à l’autre ne soit pas gommé, que ce soit plus un glissement qu’un remplacement, et travailler ma langue avec ses connecteurs, ses rouages, la façon dont les mots s’ordonnent, s’agencent, syntaxe, ponctuation, pour suivre le texte original
[1]
From the oval-shaped flower-bed there rose perhaps a hundred stalks spreading into heart-shaped or tongue-shaped leaves half way up and unfurling at the tip red or blue or yellow petals marked with spots of colour raised upon the surface
pas une seule virgule
en fait il y a deux choses que je ne doit pas rater :
- voilà un bloc
ce n’est pas morcelé, un bloc d’un seul tenant qui présente sa géométrie
le cadre ovale du massif de fleurs (oval-shaped flower-bed), les verticales des tiges
et des touches de couleurs
- ensuite, à l’intérieur de ce bloc un mouvement déplié tiges, feuilles, fleurs
comme une barre télescopique à la fois vers le haut mais on pourrait aussi dire vers nous, avec les points de couleurs au plus près (with spots of colour raised upon the surface)
pour raised upon the surface, j’ai la tentation de mettre « en relief », mais je préfère que la phrase française finisse sur « surface », parce que cette surface fait socle
c’est une toile, une toile de tableau
[2]
l’objet « massif ovale » est au centre de cette toile
des promeneurs s’en approcheront, viendront et repartiront, comme s’il y avait une forme organique au centre et d’autres formes en orbite tout autour
and from the red, blue or yellow gloom of the throat emerged a straight bar, rough with gold dust and slightly clubbed at the end.
toujours ce même mouvement
clubbed me pose problème (dérivé de club au sens de massue, gourdin, matraque, et donc qui en a la forme, je vais chercher un mot similaire, qui porte en lui la forme d’un objet)
et puis la question du niveau de langue se pose pour bar et pour at the end
bar, une barre, une simple barre, c’est très pragmatique, basique
naturellement, j’aurais tendance à traduire bar en « hampe », ou en « bâtonnet », parce que c’est Virginia Woolf, c’est Kew gardens, c’est élégant, c’est précieux, c’est la fine fleur de la littérature, mais c’est juste écrit barre (c’est de ça dont je parle, quand je dis que je dois me savonner la tête)
et pour at the end, dans le même registre, il ne se passe pas la même chose si je traduis par « à son extrémité », ou « à la fin », ou « au bout »
ce sera la même chose plus bas pour moi avec the flesh of a leaf
si VW choisit le mot « chair », je dois le garder, ou à la limite rester dans sa périphérie en choisissant « peau », mais pas remplacer flesh par surface (ce qui me serait venu, sans réfléchir)
[3]
ensuite, jeux de lumières
The petals were voluminous enough to be stirred by the summer breeze, and when they moved, the red, blue and yellow lights passed one over the other, staining an inch of the brown earth beneath with a spot of the most intricate colour.
problème avec an inch of the brown earth, où si je reprends le terme « pouce » ça focalise l’attention sur un terme technique, une mesure propre à l’anglais, ce qui éloigne de ce qui se passe : un focus sur un tout petit espace de terre illuminé
The light fell either upon the smooth, grey back of a pebble, or, the shell of a snail with its brown, circular veins, or falling into a raindrop, it expanded with such intensity of red, blue and yellow the thin walls of water that one expected them to burst and disappear .
soucis avec expanded with such intensity of red, blue and yellow
parce qu’il y a ce décalage propre à VW
la reprise du verbe tomber, to fall, qui traite à égalité deux surfaces, le caillou et la coquille, mais qui se tord en falling into, littéralement tomber dedans (au lieu de sur), et écarte (expanded) les bords de la goutte d’eau
c’est le même verbe, donc le même mouvement qui se déploie mais change
si je veux garder la ligne de ce mouvement je dois garder « tomber » pour falling into a raindrop, alors que j’aurais tendance à utiliser « entrer »
dans la toute dernière phrase, c’est assez compliqué ce qui se passe
Then the breeze stirred rather more briskly overhead and the colour was flashed into the air above
la brise est littéralement mélangée (stirred), comme une petite bourrasque, et elle envoie valser la couleur dans les airs (the colour was flashed), et même s’il y a un « et » entre ces deux données, l’idée de cause à effet est là
[4]
beaucoup de révision de mon ancienne traduction donc, avec ce paragraphe, ce qui donne ce début de Kew gardens (pour le moment)
De l’ovale du massif de fleurs s’élevaient peut-être une centaine de tiges d’où jaillissaient à mi-hauteur des feuilles en forme de cœurs ou de langues et tout en haut des pétales rouges ou bleus ou jaunes déployés en points de couleurs qui se détachaient à la surface ; et du rouge, du bleu ou du jaune sombre des gorges, sortait une barre droite, rêche de poussière d’or et légèrement spatulée au bout. Les pétales étaient assez épais pour que la brise d’été les agite et, lorsqu’ils bougeaient, les lueurs rouges, bleus ou jaunes, en se superposant l’une l’autre, tachetaient un coin de terre brune sous elles d’une couleur des plus complexes. La lumière tombait indifféremment sur le dos d’un caillou, lisse et gris, ou sur la coquille d’un escargot aux veines brunes circulaires, ou dans une goutte de pluie, et dilatait d’une telle intensité de rouge, de bleu et de jaune les fins murs d’eau qu’on s’attendait à les voir voler en éclats et disparaître. Au lieu de quoi, la goutte était laissée en une seconde à son gris argenté encore une fois, et la lumière maintenant s’en allait sur la chair d’une feuille, révélant des réseaux de ramifications sous sa surface, bougeait encore et se propageait pour illuminer l’espace vaste et vert sous le dôme des feuilles en forme de cœurs et de langues. Puis la brise remuait presque brusquement à hauteur des têtes et la couleur se trouvait propulsée dans les airs, dans les yeux des hommes et des femmes en promenade à Kew Gardens en juillet.
( work in progress )
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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</
[1] From the oval-shaped flower-bed there rose perhaps a hundred stalks spreading into heart-shaped or tongue-shaped leaves half way up and unfurling at the tip red or blue or yellow petals marked with spots of colour raised upon the surface ; and from the red, blue or yellow gloom of the throat emerged a straight bar, rough with gold dust and slightly clubbed at the end. The petals were voluminous enough to be stirred by the summer breeze, and when they moved, the red, blue and yellow lights passed one over the other, staining an inch of the brown earth beneath with a spot of the most intricate colour. The light fell either upon the smooth, grey back of a pebble, or, the shell of a snail with its brown, circular veins, or falling into a raindrop, it expanded with such intensity of red, blue and yellow the thin walls of water that one expected them to burst and disappear. Instead, the drop was left in a second silver grey once more, and the light now settled upon the flesh of a leaf, revealing the branching thread of fibre beneath the surface, and again it moved on and spread its illumination in the vast green spaces beneath the dome of the heart-shaped and tongue-shaped leaves. Then the breeze stirred rather more briskly overhead and the colour was flashed into the air above, into the eyes of the men and women who walk in Kew Gardens in July .
[2] en 1910, Virginia Woolf assiste à la première exposition à Londres de peintres postimpressionnistes, organisée par son ami Roger Fry, et il y aurait beaucoup à dire sur ce thème qui n’est pas de l’ordre de l’ambiance ou du décor
on imagine mal aujourd’hui le scandale que cette exposition de tableaux de Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Cézanne, Derain, Manet, entre autres, a provoqué (on parle de visiteurs qui sortent pour aller vomir)
"Quand Virginia Woolf écrivit sa biographie de Roger Fry une trentaine d’années après, elle décida de faire de cette exposition le moment essentiel du livre. [...] C’est un ’changement de méthode’ que l’exposition et l’influence de Roger Fry apportèrent dans l’art britannique et, en partie, dans l’œuvre de Virginia." [...] Les changements dans l’art lui sembleraient inextricablement liés aux changements dans l’écriture."
(Hermione Lee, Virginia Woolf ou l’aventure intérieure)
[3] et aussi, en question, la proximité, s’approprier l’écrit, le piédestal, le pinacle, la hiérarchie
en écrivant Kew gardens, VW veut clairement élargir les possibles, fabriquer un objet singulier
elle secoue la narration académique de l’humain supérieur au centre, avec des personnages qui vont se succéder, ravalés au même rang que l’escargot dans son massif
la question d’une émancipation, et ce qui s’est passé avec l’exposition postimpressionniste est bien sûr politique :
"L’idée que ces peintures étaient une sorte de dangereuse maladie ou invasion étrangère, venue infecter la virilité des Anglais et la pureté des Anglaises, rappelaient les attaques contre le ’suffragisme’, comme symptôme de décadence et d’aberration nationale." dit encore Hermione Lee dans Virginia Woolf ou l’aventure intérieure
[4] en regardant les autres traductions en ma possession (sauf celle d’Agnès Desarthe, qui est commandée et va arriver) (donc en fait en regardant surtout l’autre, plutôt que les autres, traduction qui m’est accessible), je crois que je retombe dans des chemins déjà visités (où je vais grommeler) avec une Marguerite Yourcenar bis :
dans la traduction de la Pléiade (de référence) (à lire avec révérence), Michèle Rivoire traduit Then the breeze stirred rather more briskly overhead par
« Puis la brise fraîchit un peu dans le ciel »
ce qui change le sens de mélanger, brasser, en refroidir
(et c’est la même chose à d’autres endroits dans ce début, par exemple a spot of the most intricate colour devient « une teinte moite indéfinissable ») (pourquoi moite ? c’est très personnel comme ajout, et ça me fait grogner, comme quand quelqu’un donne son avis sur ce qui ne le regarde pas)
Messages
1. journal de bord de Kew gardens — épisode 1, 17 septembre, 15:05, par brigitte celerier
quel travail, que de prologements
merci
1. journal de bord de Kew gardens — épisode 1, 17 septembre, 15:27, par C Jeanney
Merci à toi Brigitte d’avoir le courage de me suivre dans mes longues digressions !