TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DE KEW GARDENS #WOOLF

journal de bord de Kew gardens — épisode 4

jeudi 3 octobre 2024, par c jeanney


après avoir suivi le dialogue d’un couple qui passait avec ses deux enfants en périphérie, après avoir vu leurs silhouettes s’amenuiser et disparaître, retour vers le centre du "tableau", le massif de fleurs - le texte original [1]

j’ai bien en tête le changement de perspective qui n’en est pas un, car les pérégrinations de l’escargot sont aussi valables aux yeux de VW que celles des humains qui gravitent là où elle pose son regard
ça n’est pas rien un escargot, symboliquement, visuellement, et en pratique
c’est la petitesse besogneuse qui trace son chemin en tenant compte des obstacles et en composant avec eux, avançant avec et malgré eux, c’est la spirale de la coquille, sa progression cyclique, ascensionnelle, tourbillon qui se propage, recommencement à l’infini, la spirale comme tremplin à la création, ce qui, en travaux pratiques, donne The Mark on the wall, "La Marque sur le mur" (des idées qui dérivent, tournent, avec ce qu’on pourrait appeler une "légère gravité", une sorte de douceur rêveuse qui s’empare de sujets essentiels, en prenant appui sur une tache sur le mur dont on saura à la fin que ce n’était "qu’un" escargot)
quand VW écrit Kew gardens (1919) elle a déjà écrit La Marque sur le mur (1917), c’est même le premier de ses textes imprimé par la Hogarth press, donc auto-fabriqué, un do it yourself sous la forme d’un recueil, Two Stories, avec un texte de Leonard Woolf
cette idée de s’appuyer sur du petit, du commun, du dérisoire, et de mettre en question les hiérarchies n’est donc pas neuve pour elle [2]

d’entrée, je me questionne sur
whose shell had been stained red, blue, and yellow for the space of two minutes or so
et en fait, durant tout le temps où je travaille ce paragraphe, et le relisant régulièrement depuis le début, je vais changer le had been stained dans ce passage, soit pour "dont la coquille s’était tachetée", soit en "dont la coquille avait été tachetée", en faisant des allers retours entre les deux formulations sans savoir laquelle prendre
si je change, c’est peut-être interchangeable, ou une question de rythme, de sons, mais il y a autre chose, de l’ordre de l’activité, voix passive / voix active, et c’est peut-être une voix passive au final qu’il faudrait (l’escargot qui reçoit la lumière, passivement, et ensuite qui devient agissant en se mettant en route), le comprendre m’aide à choisir
et je me demande aussi pourquoi "tachetée", pourquoi pas simplement "tachée"
(c’est peut-être une patte de mouche cette question, mais je crois qu’il y a un effet d’habitude interne, on s’attend à ce que la coquille soit tachetée de couleurs, parce qu’on l’a lu cent fois, mille fois, tachetée, mouchetée, piquetée, pommelée même, on accueille le mot avec une sorte d’attente, de familiarité de lecture, alors que si la coquille est "tachée", il y a comme un mini écart) (et pourtant c’est bien stained, taché, et pas spotted ou mottled ni flecked)

je coince sur the snail,[...], now appeared to be moving very slightly in its shell
parce que j’ai un problème de sujet, il semble qu’il bouge, il apparaît qu’il bouge, on réalise qu’il bouge parce qu’on le regarde longuement, qu’on regarde sa coquille for the space of two minutes or so, et qu’après s’être laissé saisir par les couleurs (red, blue, and yellow), on constate un mouvement très léger, very slightly
alors qui est sujet ici, est-ce que c’est l’escargot qui commence à bouger lentement, ou est-ce que c’est par notre attention, notre esprit concentré sur lui, qu’on peut enfin voir finalement qu’il bouge
là aussi ça semble être une bricole, mais ça me bloque assez
s’il bouge seul, ce gastéropode, c’est plus simple
s’il commence à bouger, pas de problème, mais ce n’est pas began, c’est appeared to
comme si on supposait, qu’on était pas certain, qu’il y avait un moment de flottement, de flou, ce qui donne envie de s’approcher, de voir plus près, de coller son nez dessus, c’est ce qui m’intéresse dans ce now appeared to be moving, cet effet de zoom

je bloque aussi sur la formulation de It appeared to have a definite goal in front of it
je pourrais facilement me débarrasser de in front of it sans amputer le sens, et c’est vrai qu’en français l’ajouter alourdit la phrase, mais je ne peux pas faire sans
les directions, les places des objets les uns par rapports aux autres, c’est ce qui forme la trame du texte
c’est comme pour "vert", que je dois placer deux fois (dans the singular high stepping angular green insect, et dans deep green lakes in the hollows) et que j’aurais bien gommé — oups, personne n’aurait rien vu — sauf que là aussi, c’est impossible, Kew gardens est fabriqué, composé de formes et de couleurs, en enlever serait comme inapproprié

j’ai un problème avec and next began to labour over the crumbs of loose earth
en fait avec le mot labour, travailler, se donner de la peine, s’échiner au travail
je guette ce mot dans les autres traductions à ma disposition [3]
(et je ne les regarde pas pour les juger, je cherche des pistes, je regarde les options qui ont été choisies et par associations d’idées, par adhésion, ou par refus de suivre un chemin, je peux saisir un nouvel angle, en tout cas c’est ce que je voudrais)
François Ronan-Dubois : "puis il commença à s’escrimer sur des mottes de terre"
-"s’escrimer", c’est vraiment ça, mais ça ne donne pas forcément l’idée d’une besogne lente, harassante, — le labour c’est aussi le mot pour l’accouchement — et puis, "mottes" dans mon esprit c’est volumineux, alors que là c’est minuscule
Michèle Rivoire : "puis il s’ébranla et gravit péniblement des miettes de terre meuble"
- le verbe "gravir" anticipe sur la suite, sur ce qui broke away and rolled down, comme des cailloux qui tombent d’un sentier en montagne, donc en pente, donc à gravir — le "péniblement" est juste, c’est la pente qui pour moi n’est pas là
Agnès Desarthe : "il se mit ensuite à manœuvrer avec peine sur les agrégats de terre détachés du sol"
-"manœuvrer avec peine", je trouve ça épatant, parce que c’est une vision "pour ce que c’est", à ras du sol, et on sent la lourdeur, l’obstination (en plus ça me fait penser à un poids-lourd, à un camion-remorque, c’est drôle cette image subliminale qui traverse l’esprit, escargot dans sa coquille, chauffeur dans sa cabine) (et puis "agrégats de terre détachés du sol", c’est presque scientifique, l’œil clinique de Virginia Woolf penchée avec sa loupe d’entomologiste, j’aime beaucoup)

bon, je ne suis pas très avancée, sauf que je sais maintenant que je ne veux pas d’un verbe de déplacement comme gravir, que j’aimerais garder "terre meuble" pour loose earth (parce que je ne vois pas comment dire autrement, et surtout aussi simplement)
par contre "sur des miettes de terre meuble", c’est trop long, à mon sens trop alambiqué à l’oreille
et pourtant c’est bien l’idée de "miette" qu’il faut garder puisqu’il y a crumbs
alors je tente une entourloupe, en transformant le verbe broke away en "émietter"

le point le plus acrobatique pour moi
Brown cliffs with deep green lakes in the hollows, flat, blade-like trees that waved from root to tip, round boulders of grey stone, vast crumpled surfaces of a thin crackling texture
le changement de dimension est visible, mais dans la façon, dans l’ordonnancement des détails décrits, il y a des contrastes, exactement comme en peinture ou jouerait des textures, des différences de touches
par exemple je voudrais bien qu’existe ce flat en français autant qu’il ressort en anglais, placé entre deux zones si disparates, l’étendue d’un lac vert à la Monet et des sinuosités that waved from root to tip à la Van Gogh
j’aime beaucoup aussi le objects dans all these objects lay across the snail’s progress
on est bien là devant des éléments tangibles, des objets, des choses qui existent telles qu’elles, un assemblage visuel, et même pictural, sauf que selon l’angle, la hauteur du regard, le brin d’herbe est un arbre, ou l’inverse

c’est laborieux, mon travail (comme le chemin de l’escargot)
j’en arrive à (work in progress) :

Dans le parterre ovale, l’escargot, dont la coquille avait été tachée de rouge, de bleu et de jaune pendant plus ou moins deux minutes, paraissait maintenant bouger très lentement au cœur de sa coquille, puis entreprit son dur labeur sur la terre meuble qui s’émiettait en grains roulant sous lui à mesure qu’il passait dessus. Il semblait s’être fixé un but précis droit devant lui, à la différence d’un insecte vert, singulier, tout anguleux et haut sur pattes, qui tenta de croiser sa route, attendit une seconde, antennes tremblantes comme s’il réfléchissait, puis fila aussi vite qu’étrangement dans la direction opposée. Falaises brunes et lacs de verts profonds dans des vallons, arbres plats comme des lames, ondulant des racines aux sommets, énormes rochers gris et ronds, vaste surface plissée de grains fins et crissants – toutes ces choses s’échelonnaient sur le chemin de l’escargot entre chaque tige jusqu’à son but. Avant de décider s’il devrait contourner la tente arquée d’une feuille morte, ou l’écraser de tout son poids, s’approchèrent du massif les pieds d’autres êtres humains.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</


[1In the oval flower bed the snail, whose shell had been stained red, blue, and yellow for the space of two minutes or so, now appeared to be moving very slightly in its shell, and next began to labour over the crumbs of loose earth which broke away and rolled down as it passed over them. It appeared to have a definite goal in front of it, differing in this respect from the singular high stepping angular green insect who attempted to cross in front of it, and waited for a second with its antennæ trembling as if in deliberation, and then stepped off as rapidly and strangely in the opposite direction. Brown cliffs with deep green lakes in the hollows, flat,[Pg 88] blade-like trees that waved from root to tip, round boulders of grey stone, vast crumpled surfaces of a thin crackling texture—all these objects lay across the snail’s progress between one stalk and another to his goal. Before he had decided whether to circumvent the arched tent of a dead leaf or to breast it there came past the bed the feet of other human beings.

[2il existe une lecture audio de La Marque sur le mur, texte lu par Michaël Lonsdale, par contre aucune mention du nom de celui ou celle qui l’a traduit
en cherchant, fouillant, vérifiant à l’oreille, je trouve qu’il s’agit d’une traduction d’Hélène Bokanowski, parue dans La Mort de la phalène (édition du Seuil, 1968) (mais je trouve ça fou que ce ne soit pas indiqué clairement)
j’ai pu traduire la Marque sur le mur pour Des fantômes sous les arbres, et j’en parle ici (et est-ce que je ne devrais revoir aussi cette traduction-là ? sûrement)

[3à ce stade, j’en compte trois
1/ celle de François Ronan-Dubois qui est en ligne ici sur LPpdm
2/ celle de Michèle Rivoire publiée dans Virginia Woolf, Œuvres romanesques, tome I, dans la Pléiade
3/ celle d’Agnès Desarthe aux éditions Reliefs

Messages

  • j’ai pensé en lisant que
    toutes ces choses s’échelonnaient sur le chemin de l’escargot entre chaque tige jusqu’à son but
    serait peut-être plus fluide en
    toutes ces choses s’échelonnaient sur son chemin entre chaque tige jusqu’à son but

    c’est venu je te le donne dis propose - j’ai l’impression d’un mieux en français même si elle laisse "the snail’s progress..." etc...

    bonne suite

  • ah oui, ce serait plus fluide oui (je réfléchis), je ne sais pas, c’est bien aussi de répéter le mot escargot, parce que ça remet en jeu les proportions en venant juste après les falaises et les arbres, on revient au niveau du petit, et comme ensuite des pieds d’humains arrivent, ça fait comme des changements de plans, large, serré, large (je dis comme ça vient instinctivement) Merci Piero :-))))

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