TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DE KEW GARDENS #WOOLF

journal de bord de Kew gardens — épisode 8

mardi 25 février 2025, par c jeanney

photo tirée du livre de Marion Whybrow
Virginia Woolf & Vanessa Bell : A Childhood in St Ives


les deux jeunes gens viennent de se parler, d’un dialogue impossible, mais volontaire
malgré l’inefficacité des mots ils se comprennent
on ne saura rien d’eux, noms, âges, activités, et pourtant on comprendra tout [1]
c’est la marque de VW de prendre le plus petit détail et d’en dérouler le sens, l’évidence
les "moments d’être" passent par des riens, du non extraordinaire

(une digression : je me demande ce qu’elle aurait pensé de la théorie de la fiction panier, je crois qu’elle l’aurait trouvée plus qu’intéressante : pour faire court, Ursula K. Le Guin envisage le récit fictionnel comme une transmission qui reste d’une génération à l’autre, prenant souvent appui sur des faits de gloire, des faits d’arme, héroïques, la prestance du chasseur qui revient de la chasse au mammouth forcément célébrée, racontée et chantée, alors qu’il est possible que la tribu survive principalement grâce à la cueillette
mais remplir un panier de baies ou de graines, même si c’est essentiel, n’est pas vendeur, pas de frissons, pas de lames, pas de larmes
et puis ce sont souvent les femmes qui s’en occupent — ces décervelées hystériques
la théorie de la fiction panier veut renverser le rapport de force
se débarrasser un peu du héros
se concentrer sur ce qu’il y a dans les paniers et dans les sacs, ces graines de vie [2]
panier, graines, moments of being, oui, je crois que VW aurait aimé
et aussi la drôlerie de Le Guin quand elle dit : "C’est clair que le Héros n’a pas l’air très bien dans ce sac, en définitive. Il a besoin d’une scène, d’un piédestal ou d’un pinacle. Mettez-le dans un panier, et il a l’air d’un lapin, d’une patate.")

il y a d’entrée le
they were uttered in toneless and monotonous voices
avec son rythme, cette trajectoire de phrase comme un coup de pinceau

je coince sur
The action and the fact that his hand rested on the top of hers expressed their feelings in a strange way
à cause des possessifs non genrés en français, car quand je dis "sa main" je ne dis pas si c’est sa main à lui ou sa main à elle, l’anglais est bien plus performant
je risque de faire une phrase bien plus alambiquée à cause de ces pronoms possessifs défectueux

pour
what precipices aren’t concealed in them, or what slopes of ice don’t shine in the sun on the other side ? je décide (autoritairement) de gommer la négation, qui, parce qu’elle s’ajoute à la forme interrogative, est trop lourde en français

une fois arrivée là, j’arrête pour plusieurs jours, je ne saurais pas dire pourquoi
peut-être (comme ça m’est arrivé avec la traduction des Vagues, la peur d’arriver au bout) (je n’aime pas finir de traduire VW, je n’aime pas finir, ni les fins)

je laisse passer du temps, je relis ce que j’ai traduit, c’est mauvais
je tente de reprendre sans jugement

— reprise :
and together pressed the end of her parasol deep down into the soft earth
le souci de "son" ombrelle : je pourrais préciser "son ombrelle à elle", ou "l’ombrelle de la jeune fille"
mais je peux aussi faire confiance au fait qu’on comprendra, en s’imaginant ce couple, que l’ombrelle est à elle

en fait ce passage porte une sorte de tourbillon démultiplié en plusieurs volutes en lui
c’est peut-être pour ça que je l’ai laissé de côté tant de temps
ça tourbillonne sous les mots (something loomed up behind her words)
sous les choses (what slopes of ice don’t shine in the sun on the other side ?)
les prémices de l’extase
le jeune homme attend jusqu’à n’en plus pouvoir (but it was too exciting to stand and think any longer) les volutes le pressant de plus en plus
et elle est toute désorientée (turning her head this way and that way, forgetting her tea)
jusqu’au moment final (he bore her on)

il y a les voix, qui passent de l’incolore (they were uttered in toneless and monotonous voices) à l’intense vibration (the oddest thrill of excitement in her voice)
j’ai d’abord l’idée de bien faire attention à conserver le mot "voix", justement parce que c’est important ce changement, ces voix qui changent, mais ma formulation en français est un peu lourde
je décide de changer "voix" en "ton" (en me trouvant l’excuse de "c’est le changement qui compte" plus que le mot) (je me dédouane comme je peux)

dans
The action and the fact that his hand rested on the top of hers expressed their feelings in a strange way, as these short insignificant words also expressed something, words with short wings for their heavy body of meaning
le mot important est expressed
il faut qu’en français le rythme de la phrase s’appuie sur sa répétition, que ce soit elle qui ressorte, qui fasse relief, et je ne suis pas très sûre de le réussir

j’ai des soucis avec letting herself be drawn on down the grass path, trailing her parasol
parce que ce que je trouve comme phrase utilise deux fois le verbe "laisser" (se laissant attirer", "laissant traîner") et en même temps, est-ce que je ne devrais pas laisser le "laisser", abandonner, comme la jeune fille

j’ai des pulsions, comme traduire like other people par "comme tout le monde"
sauf qu’il y a une répétition à respecter aussi ici
with other people, like other people
et je trouve qu’en français "avec tout le monde, comme tout le monde" ne fonctionne pas
et en même temps ça pourrait malgré tout fonctionner

j’ai l’impression de prendre plus de liberté que d’habitude avec le texte original
moi qui veille toujours à respecter le plus possible la ponctuation, j’ajoute des virgules
ou bien je me débarrasse d’un mot comme objects dans the very common objects
je n’ai pas d’explication pour ça
je ne suis certaine d’aucun de mes choix, ce qui ne m’est pas si souvent arrivé
en général, écrire ce journal de traduction me permet d’affiner
au fur et à mesure que je tente d’expliquer pourquoi je traduis comme ceci ou comme cela, ça s’éclaircit dans mon esprit
ce n’est pas le cas avec ce passage
c’est besogneux

ne restera qu’un seul paragraphe ensuite, le plus important sûrement, qui finit en plan panoramique

j’en arrive à (work in progress) :

De longues pauses se glissaient entre ces remarques ; elles étaient énoncées d’un ton atone et monotone. Le couple se tenait près du parterre, et tous les deux enfonçaient profondément la pointe de son ombrelle dans la terre meuble. Ce geste, et le fait que sa main à lui reposait sur les siennes, exprimaient leurs sentiments d’une étrange façon, tout comme ces petits mots sans importance exprimaient aussi quelque chose, des mots aux ailes trop petites pour leurs corps alourdis de sens, inadaptés à les porter plus loin et donc atterrissant maladroitement sur l’ordinaire tout autour d’eux, que le manque d’expérience rendait si imposant ; qui sait (se disaient-ils, enfonçant l’ombrelle dans la terre) quels précipices se cachaient là, ou quelle pente de glace scintillait au soleil de l’autre côté ? Qui savait ? Qui l’avait jamais vu auparavant ? Et même lorsqu’elle se demandait quelle sorte de thé était servi à Kew, il sentait quelque chose planer derrière ses mots, se tenir, immense et solide, derrière eux ; et la brume montait doucement et recouvrait – Oh, ciel, ces formes, qu’est-ce que c’était ? – de petites tables blanches, avec des serveuses qui s’adressaient à elle d’abord, à lui ensuite ; et il y aurait une addition qu’il paierait avec une vraie pièce de deux shillings, et c’était vrai, tout cela était vrai, il s’en assurait en palpant la pièce dans sa poche, vrai pour tout le monde, sauf pour elle et pour lui ; mais, même à lui, cela commença à sembler vrai et ensuite – ah, c’était trop exaltant de rester là à y penser, il retira l’ombrelle de la terre d’un coup sec, impatient de trouver le lieu où prendre le thé avec d’autres, comme les autres.
« Viens, Trissie ; il est temps pour nous d’aller boire le thé. »
« Mais où prend-on le thé ici ? » demanda-t-elle d’un ton des plus étrange et frissonnant d’excitation, regardant vaguement autour d’elle et se laissant attirée sur le chemin d’herbes, ombrelle traînante, tête tournée de ce côté et par ici, oublieuse de son thé, prise du désir de descendre par là, et plus bas, où elle se souvenait d’orchidées et de grues parmi les fleurs sauvages, d’une pagode de Chine et d’un oiseau à huppe rouge ; mais il l’emporta.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</


[1Long pauses came between each of these remarks ; they were uttered in toneless and monotonous voices. The couple stood still on the edge of the flower bed, and together pressed the end of her parasol deep down into the soft earth. The action and the fact that his hand rested on the top of hers expressed their feelings in a strange way, as these short insignificant words also expressed something, words with short wings for their heavy body of meaning, inadequate to carry them far and thus alighting awkwardly upon the very common objects that surrounded them, and were to their inexperienced touch so massive ; but who knows (so they thought as they pressed the parasol into the earth) what precipices aren’t concealed in them, or what slopes of ice don’t shine in the sun on the other side ? Who knows ? Who has ever seen this before ? Even when she wondered what sort of tea they gave you at Kew, he felt that something loomed up behind her words, and stood vast and solid behind them ; and the mist very slowly rose and uncovered—O, Heavens, what were those shapes ?—little white tables, and waitresses who looked first at her and then at him ; and there was a bill that he would pay with a real two shilling piece, and it was real, all real, he assured himself, fingering the coin in his pocket, real to everyone except to him and to her ; even to him it began to seem real ; and then—but it was too exciting to stand and think any longer, and he pulled the parasol out of the earth with a jerk and was impatient to find the place where one had tea with other people, like other people.
"Come along, Trissie ; it’s time we had our tea."
"Wherever does one have one’s tea ?" she asked with the oddest thrill of excitement in her voice, looking vaguely round and letting herself be drawn on down the grass path, trailing her parasol, turning her head this way and that way, forgetting her tea, wishing to go down there and then down there, remembering orchids and cranes among wild flowers, a Chinese pagoda and a crimson crested bird ; but he bore her on.

[2(...) ce sac merveilleux, lourd et rempli de trucs – mon panier, tout plein de mauviettes et de maladroits, de petites graines de choses plus petites qu’une graine de moutarde, de filets aux tissages emmêlés qui, lorsque l’on prend le temps de les dénouer, révèlent un galet bleu, un chronomètre qui donne imperturbablement l’heure d’un autre monde et un crâne de souris ; tout plein de commencements sans fins, d’initiations, de pertes, de métamorphoses, de traductions, de bien plus de ruses que de conflits, de bien moins de triomphes que de pièges et de désillusions ; tout plein de vaisseaux qui restent coincés, de missions qui échouent et de gens qui ne comprennent pas (...)

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