TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DE KEW GARDENS #WOOLF

journal de bord de Kew gardens — épisode 9

jeudi 24 avril 2025, par c jeanney


c’est la dernière partie du texte et j’ai mis beaucoup de temps à y revenir [1], à retourner la travailler

ce qui me frappe le plus c’est le présent, le travail au présent
j’avais bien en amont une traduction précédente de Kew gardens, mais tout coule, tout évolue, et j’ai changé depuis cette première traduction, j’ai traduit Les Vagues entre temps, donc je n’ai pas cessé d’apprendre avec VW
je crois qu’on traduit toujours au présent, avec qui on est au moment où l’acte a lieu
je fais de plus en plus le rapprochement entre traduction et interprétation, au sens musical, la version d’un même morceau de musique, différente selon qui s’y emploie, et différente aussi selon l’évolution du "qui"

la première phrase de ce paragraphe est un mouvement
Thus one couple after another with much the same irregular and aimless movement passed the flower-bed and were enveloped in layer after layer of green blue vapour, in which at first their bodies had substance and a dash of colour, but later both substance and colour dissolved in the green-blue atmosphere
pas de virgule dans la première partie, c’est fluide, ainsi les couples passent, s’en vont pour être remplacés par de nouveaux couples, dans une sorte de chorégraphie continue, sans heurts, ce qui les mène à atteindre une sorte de vapeur, green blue vapour, couche après couche, layer after layer, comme s’ils peignaient eux-mêmes la toile qui les représente
la première virgule marque le passage d’un corps à une silhouette de corps, comme dans un portrait les lignes du crayonné, on prend acte de la transformation, et la second virgule entérine la dissolution, la texture devenue aérienne, l’air
(ce passage, et donc la nouvelle, finit sur ce mot : air)
j’essaye de garder ce "trois temps" (mouvement, figures tachetées, dissolution) marqué par les virgules

their bodies had substance and a dash of colour
problème du verbe had, et c’est souvent le cas avec VW, c’est qu’elle utilise un seul verbe pour l’exercer sur deux objets, mais sans que ce verbe corresponde parfaitement au deux items, comme pour tordre le verbe, l’air de rien, comme on tire sur un élastique pour le tendre
en français on peut "posséder une substance", mais pas posséder une couleur, on serait plutôt possédée par elle, recouverte par elle
et si je modifie substance en consistance par exemple, les corps peuvent prendre consistance, mais pas "prendre couleur"
je tente d’abord d’aller au plus simple avec le verbe avoir, en me disant que parfois traduire bêtement est le plus adapté
(ce qui me fait penser à "bête comme un vrai peintre", un livre de François Boirond, qui fait peut-être écho à une maxime qu’aimait citer Duchamp, "bête comme un peintre", et ça tombe très bien puisque c’est presque ici le moment ou Woolf fait un pas en arrière pour regarder sa toile de Kew gardens, elle qui avait vu et tant aimé l’exposition de 1910 organisée à Londres par son ami Roger Fry, Manet and the Post-Impressionists [2])
mais ça ne va pas, "avoir" rend trop simpliste
je trouve une solution en décalant un peu avec le verbe "montrer", tout en sachant que je déforme

je me pose des questions avec aimless dans the same irregular and aimless movement, donc "sans but" en français, c’est-à-dire deux mots, alors qu’un seul me permettrait de resserrer la phrase, qui est déjà assez longue, qui semble d’autant plus longue que j’ai décidé de l’alléger en virgules mais est-ce que je fais "bien", je ne sais pas, parce qu’au final une phrase longue et un peu erratique et complexe se calquerait parfaitement sur le trajet des papillons/promeneurs

instead of rambling vaguely the white butterflies danced one above another, making with their white shifting flakes the outline of a shattered marble column above the tallest flowers
ça peut sembler bizarre, mais toute ma phrase s’appuie sur rambling vaguely que je traduis par "divaguer vaguement" (des sonorités qui me mettent (bêtement) en joie)

and in the drone of the aeroplane the voice of the summer sky murmured its fierce soul
j’ai bien des soucis avec drone et avec murmured its fierce soul
drone en anglais est court, une seule syllabe orale, ce qui permet au bruit de "passer" en quelque sorte, de fuser, de se déplacer fugacement, alors qu’en français quatre syllabes, "vrombissement", "bourdonnement", sonnent pesantes, comme si le bruit piétinait sur place
et puis soul me gêne si je le traduis par "âme", ce qui donne un côté éthéré, romantique à cette phrase, alors qu’elle n’est pas romantique du tout
le fierce soul c’est l’essence même de l’été, sa force vitale, j’y vois une puissance inarrêtable
ce qui se voit aussi dans la juxtaposition de ce qui n’est normalement pas juxtaposé, "murmurer" et "féroce"
je cherche comment modifier murmurer et modifier féroce, parce qu’il y a quand même un caractère un peu incongru dans cette association, peut-être qu’au fond je voudrais l’amenuiser, l’aménager, et presque la faire taire, mais au final je ne vois pas comment éviter ce murmurer, pulsion de vie constante prise dans le bourdonnement, et ce féroce inarrêtable

Yellow and black, pink and snow white, shapes of all these colours, men, women, and children were spotted for a second upon the horizon, and then, seeing the breadth of yellow that lay upon the grass, they wavered and sought shade beneath the trees, dissolving like drops of water in the yellow and green atmosphere, staining it faintly with red and blue
dans ce passage, on entre totalement dans la toile peinte, on voit le tacheté impressioniste et l’aplat de couleur jaune qui tranche avec l’ombre des arbres
et comme la peinture doit tendre vers la lumière diffuse, légère, rendre ce qui n’est presque pas tenable, l’écriture suit cette volonté

It seemed as if all gross and heavy bodies had sunk down in the heat motionless and lay huddled upon the ground, but their voices went wavering from them as if they were flames lolling from the thick waxen bodies of candles
VW continue à tenter de faire en sorte que l’écriture se substitue à la peinture, mais un degré au-dessus, car c’est maintenant la peinture-écriture qui se substitue au son
on arrive à un visuel non figuratif et figuratif en même temps, la métaphore des flammes sonores devient visible sur la toile du texte
l’anglais est si performant : from the thick waxen bodies of candles, c’est si ramassé, on sent le bloc clair des bougies posé, alors qu’en français j’ai l’impression que cette assise se perd dans la foule de précisions à ajouter, corps, cire, épais, chandelle, la présence obligatoire des "petits mots de liaison" délaye ce qui est vu et qui se tient serré
je tente de faire au mieux

ensuite vient le moment de la fin : c’est un dé-zoum, on s’écarte sur tous les points, visuellement, sonorement
c’est fait de façon très légère, ce qu’on décrit est bruyant et puissant, mais la façon d’en rendre compte est sans lyrisme ou posture, vibrante mais simple, comme un accueil

je fais toujours dans mon esprit le rapprochement entre la nouvelle Kew gardens et une boule à neige
un globe parfait que VW a retourné pour faire apparaître les petits reflets argentés qui dormaient au fond, et qui flottent quand elle écrit cet espace réduit qui est le nôtre, notre petit globe de monde, avec ses folies comme des cicatrices mal refermées, ses incompréhensions, les amours passés et futurs, ses épiphanies, ses guerres terribles et minuscules, son chatoiement, ses couleurs et ses formes offertes comme ça, pour rien, gratuitement, dans lesquelles les humains baignent sans s’en rendre compte
quelque chose de grave, terrible, tranquille
un "tout à la fois" complètement beau
(je ne sais pas le dire autrement)

j’en arrive à (work in progress) :

Ainsi un couple suivant l’autre selon presque le même mouvement irrégulier et hasardeux dépassait le parterre et s’enveloppait couche après couche d’une vapeur bleu-vert, où tout d’abord les corps montraient une substance et une touche de couleur, mais ensuite substance et couleur venaient se fondre ensemble dans l’atmosphère bleu-vert. Comme il faisait chaud ! Si chaud que même la grive choisissait de sauter, comme un oiseau mécanique, dans l’ombre des fleurs, avec de longs moments entre un mouvement et le suivant ; au lieu de vaguement divaguer les papillons blancs dansaient l’un au-dessus de l’autre, en traçant avec leur vol de flocons blancs le contour d’une colonne brisée au-dessus des plus hautes fleurs ; les toits de verre de la palmeraie brillaient comme si tout un marché d’ombrelles d’un vert luisant s’ouvrait sous le soleil ; et dans un bourdonnement d’avion la voix du ciel d’été murmurait sa féroce existence. Jaune et noir, rose et blanc neigeux, les formes de toutes ces couleurs, hommes, femmes et enfants, tachetaient une seconde l’horizon, et là, devant l’étendue jaune qui s’étalait sur l’herbe, elles vacillaient et cherchaient l’ombre sous les arbres, fondant comme des gouttes d’eau dans le jaune et le vert de l’atmosphère, en le tachant légèrement de rouge et bleu. On aurait dit que tous ces corps bruts et pesants avaient coulé dans la chaleur et qu’ils se tenaient sans un geste agglutinés contre le sol, mais d’eux montaient leurs voix par vagues, comme des flammes indolentes s’échappent du corps épais de chandelles de cire. Les voix. Oui, les voix. Les voix sans mots, brisant le silence brusquement avec un plaisir si intense, tant de désir passionné, ou, dans les voix des enfants, tant de fraîcheur surprise ; brisant le silence ? Mais, il n’y avait pas de silence ; pendant tout ce temps les moteurs d’omnibus faisaient tourner leurs roues et changeaient de vitesse ; comme un grand mécanisme de boîtes chinoises toutes forgées d’engrenages qui pivotent sans cesse l’un dans l’autre la ville murmurait ; et tout en haut les voix criaient de toutes leurs forces et les pétales de myriades de fleurs faisaient éclater leurs couleurs dans l’air.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</


[1Thus one couple after another with much the same irregular and aimless movement passed the flower-bed and were enveloped in layer after layer of green blue vapour, in which at first their bodies had substance and a dash of colour, but later both substance and colour dissolved in the green-blue atmosphere. How hot it was ! So hot that even the thrush chose to hop, like a mechanical bird, in the shadow of the flowers, with long pauses between one movement and the next ; instead of rambling vaguely the white butterflies danced one above another, making with their white shifting flakes the outline of a shattered marble column above the tallest flowers ; the glass roofs of the palm house shone as if a whole market full of shiny green umbrellas had opened in the sun ; and in the drone of the aeroplane the voice of the summer sky murmured its fierce soul. Yellow and black, pink and snow white, shapes of all these colours, men, women, and children were spotted for a second upon the horizon, and then, seeing the breadth of yellow that lay upon the grass, they wavered and sought shade beneath the trees, dissolving like drops of water in the yellow and green atmosphere, staining it faintly with red and blue. It seemed as if all gross and heavy bodies had sunk down in the heat motionless and lay huddled upon the ground, but their voices went wavering from them as if they were flames lolling from the thick waxen bodies of candles. Voices. Yes, voices. Wordless voices, breaking the silence suddenly with such depth of contentment, such passion of desire, or, in the voices of children, such freshness of surprise ; breaking the silence ? But there was no silence ; all the time the motor omnibuses were turning their wheels and changing their gear ; like a vast nest of Chinese boxes all of wrought steel turning ceaselessly one within another the city murmured ; on the top of which the voices cried aloud and the petals of myriads of flowers flashed their colours into the air.

[2on rapporte que la bonne société londonienne hurla, se scandalisa, certaines femmes s’évanouissant, d’autres étant prises de vomissements

Messages

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.