journal de bord de Kew gardens — préambule
dimanche 15 septembre 2024, par
[1]
d’abord revenir sur l’expérience des Vagues et de ce qu’a été pour moi cette traduction, parce qu’elle n’avançait pas en solitaire mais pas à pas et présentée à mesure de son avancée avec ses questionnements et ses mises en bascule<p
publier le journal de cette traduction sur mon site pendant que le travail se faisait en a modifié le résultat, l’a augmenté
si j’avais traduit isolément, sans passer par ces phases de mises en public, je ne serais pas allée aussi loin – pas tant pour ce qui est de la longueur du texte, plutôt dans ce que son interrogation déplace
à huis clos, de "moi à moi", j’aurais avancé avec mes évidences, sans les remettre en cause
devoir expliquer à autrui pourquoi choisir tel mot à la place de tel autre m’a amenée à comprendre, en le faisant, ce qui se tramait,
les « questions d’importance » comme dirait Claude Ponti, ce que le texte met en place, dessine, les images mentales qui arrivent, les sentiments, les vues, les émotions, les réactions, les impressions, la façon de regarder et donc de penser
et comme Les Vagues touche au sens même de la vie
(qu’est-ce qu’être au monde, à quoi sommes nous poreux, contraints,
peut-on seulement choisir, et comment accueillir ce qui nous entraîne, le temps, les autres, la mort)
tenir ce journal de traduction m’a révélé beaucoup
il m’a renvoyée à des questions que je ne me serais jamais posées sinon
qu’est-ce que je reçois et comment, sur quoi je bute
le mot toujours manquant, sa recherche, dans le passage d’une langue à l’autre, parfois vaine parce que ce mot que je cherche n’existe pas
mes efforts pour tenter de capter et de rendre ce que je peux saisir de ce qui est hors de moi
loin de moi, aussi bien dans le temps que dans l’espace
(des textes écrits par une intellectuelle anglaise du début du XXe siècle)
et comment me couler dans ce territoire qui ne m’est pas proche mais qui, par extraordinaire, fait partie de ma "zone d’être"
c’est ce travail qui m’intéresse, peut-être plus que la finalité de la traduction en elle-même (un texte qu’on pourrait penser "abouti")
en attendant de revenir vous proposer la traduction des Vagues d’un seul tenant et avec le moins de coquilles possibles, je reviens en amont, vers Kew gardens
Kew Gardens est l’une des nouvelles de Virginia Woolf que j’ai traduite en 2017 et qui a été publiée dans Des Fantômes sous les arbres
maintenant que j’ai vécu cette expérience de traduire Les Vagues
quand je relis le début de Kew gardens
From the oval-shaped flower-bed there rose perhaps a hundred stalks spreading into heart-shaped or tongue-shaped leaves half way up and unfurling at the tip red or blue or yellow petals marked with spots of colour raised upon the surface
et ma traduction d’il y a sept ans
« Du parterre ovale s’élevaient ici une centaine de tiges peut-être, qui s’épandaient, en forme de cœurs, en forme de langues à moitié déroulées, finies par des pétales rouges, bleus, ou jaunes, mouchetés de taches de couleur en relief »
je vois tout de suite que quelque chose ne me va plus
d’abord la question du respect de la ponctuation
(donc de la respiration, du souffle, de la voix, donc du phrasé)
aucune virgule chez VW (alors qu’il y en a 8 chez moi)
ce que cette construction entraîne
VW fait ce qu’on pourrait appeler un plan panoramique où elle embrasse dans le même geste le parterre et ses fleurs
je le savais, je le concevais il y a sept ans, mais je n’avais sans doute pas assez confiance pour l’exposer « physiquement » dans le texte, en suivant simplement la caméra de VW, prosaïquement
(sans virgules - plan séquence)
je vais donc reprendre la « procédure » du journal de traduction des Vagues avec Kew gardens, pour interroger le texte autrement, bien plus profondément, que je ne l’avais fait en 2017 (où j’avais travaillé fenêtres fermées)
la différence pour moi entre Les Vagues et Kew gardens, c’est que je connais le texte de la nouvelle, je sais ce que ce texte représente à mes yeux, alors que ce n’était pas du tout le cas pour Les Vagues où j’allais vers l’inconnu
il va déjà falloir que j’essaye de faire un peu table rase, que je gomme mes présupposés, pour être plus en phase, au présent, sans plaquer à l’avance ce que je crois savoir
[2]
j’ai depuis des mois l’idée de revoir cette traduction, imaginant que ce serait un travail "tranquille", de resserrage d’élastiques, de défroissage
mais il a suffit que je relise les premières lignes de ma traduction pour comprendre que les élastiques seront nombreux, plutôt une cohorte que deux ou trois individus isolés
d’où la nécessité de mettre à plat les interrogations, pour mieux les examiner, en tenant un journal de la traduction de Kew gardens
.
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</
[1] (couverture originale de Kew gardens, faite par Vanessa Bell, sœur de Virginia Woolf
cet exemplaire de la seconde édition de 1919 étant disponible pour la modique somme de 7,104.98 euros, dès que je remets la main sur l’âne qui brait des pierres précieuses avant que le père de Peau d’âne ne le trucide, je me le procure)
[2] je ne suis pas assez aventureuse pour traduire un texte jamais traduit auparavant : pour Les Vagues, j’avais avec moi les traductions de Michel Cusin, Cécile Wajsbrot et Marguerite Yourcenar
pour Kew gardens, j’ai en main la traduction de Michèle Rivoire (Bibliothèque de la Pléiade, 2012)
je vais commander celle d’Agnès Desarthe parue l’année dernière chez Reliefs Éditions
je cherche désespérément comment trouver celle de Pierre Nordon (1993, Le Livre de Poche) partout indisponible, qui a dû être reprise dans la revue « Les nouvelles bilingues du “Monde” » en 2016 (que je n’arrive pas à me procurer non plus)
j’ai aussi trouvé une traduction en ligne de François-Ronan Dubois
ces versions différentes devraient m’aider, pas dans un esprit de comparaison, de hiérarchisation ou de jugement, mais par curiosité de ce qui se passe pour d’autres
parce que je suis de plus en plus persuadée que traduire est quelque chose d’intime, qui touche à l’essence même de soi, le soi envers autrui, à ses capacités propres à se déplacer vers une autre voix que la sienne
je suis curieuse de voir comment d’autres reçoivent, se laissent traverser et renvoient Kew gardens, leur état d’esprit et ce que leurs choix montrent, pour en apprendre aussi plus sur les miens, me repérer
Messages
1. journal de bord de Kew gardens — préambule , 15 septembre, 08:41, par brigitte celerier
à suivre (sourire) avec plaisir
1. journal de bord de Kew gardens — préambule , 15 septembre, 08:47, par C Jeanney
Merci Brigitte !
(je vais prendre mon temps, peut-être plus que pour Les Vagues, en savourant mieux finalement) (parce que quand ce genre d’expérience s’arrête, il y a un vide ! maintenant je le sais :)
2. journal de bord de Kew gardens — préambule , 15 septembre, 10:28, par françoise renaud
je te cherche et je tombe tout de suite sur ce texte que tu viens de publier aujourd’hui même et qui m’emporte, toujours à propos de ta traduction patiente et acharnée des Vagues
comme une navigation à vue dans un texte inconnu
et absolument en accord avec ton analyse "quelque chose qui ne va plus", en effet le souffle ou ponctuation ou respiration ou regard qui passe sur le réel et traduit doit demeurer visible dans la traduction tout autant que dans le texte original, donc oser plus, faire confiance aussi au lecteur qui lui aussi grandit et peut lire davantage et plus loin qu’il y a 7 ou 8 ans !
et puis ce titre : Les Vagues
pas par hasard !...
1. journal de bord de Kew gardens — préambule , 15 septembre, 15:07, par C Jeanney
Merci Françoise !, "oser plus", c’est exactement ça :-)) (et sans hasard)
3. journal de bord de Kew gardens — préambule , 15 septembre, 17:09, par Solange Vissac
Trop contente de retrouver ce travail d’échos entre les langues, les questions que cela pose et ta manière de les résoudre ! Donc je vais suivre bien sûr !!!
1. journal de bord de Kew gardens — préambule , 15 septembre, 21:50, par C Jeanney
Merci Solange ! (je vais tenter de faire au mieux :))
4. journal de bord de Kew gardens — préambule , 18 septembre, 07:49, par Marcelline Roux
Ce que vous dites des enjeux du journal de traduction est essentiel aussi pour les lecteurs,trices. Quelle persévérance de retraduire. Pas de journal de traduction à l’époque donc ?
1. journal de bord de Kew gardens — préambule , 18 septembre, 09:19, par C Jeanney
Merci Marcelline ! oui, il y a sept ans je n’avais pas l’idée de faire ce genre d’expérience (je n’avais sans doute pas l’esprit assez libre, parce qu’il y a aussi un côté "exposition de soi", on s’offre au jugement sur ce qui est le cœur même du travail, on ne peut pas faire semblant et on se sent un peu "vulnérable")
(mais avec Les Vagues, j’ai vu tout ce que ça pouvait m’apporter et apporter au texte. Le fait d’exposer ses cheminements permet de fouiller bien plus, de ne pas s’en tenir aux impressions. J’ai découvert des mécanismes, des inflexions du texte grâce au journal de traduction. Sans lui je serais passée à côté, d’où l’idée de reprendre l’expérience avec Kew gardens) (c’est peut-être aussi un peu addictif ce procédé :))