TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DE KEW GARDENS #WOOLF

journal de bord de Kew gardens — préambule

dimanche 15 septembre 2024, par c jeanney

 [1]

d’abord revenir sur l’expérience des Vagues et de ce qu’a été pour moi cette traduction, parce qu’elle n’avançait pas en solitaire mais pas à pas et présentée à mesure de son avancée avec ses questionnements et ses mises en bascule<p

publier le journal de cette traduction sur mon site pendant que le travail se faisait en a modifié le résultat, l’a augmenté

si j’avais traduit isolément, sans passer par ces phases de mises en public, je ne serais pas allée aussi loin – pas tant pour ce qui est de la longueur du texte, plutôt dans ce que son interrogation déplace
à huis clos, de "moi à moi", j’aurais avancé avec mes évidences, sans les remettre en cause

devoir expliquer à autrui pourquoi choisir tel mot à la place de tel autre m’a amenée à comprendre, en le faisant, ce qui se tramait,
les « questions d’importance » comme dirait Claude Ponti, ce que le texte met en place, dessine, les images mentales qui arrivent, les sentiments, les vues, les émotions, les réactions, les impressions, la façon de regarder et donc de penser

et comme Les Vagues touche au sens même de la vie
(qu’est-ce qu’être au monde, à quoi sommes nous poreux, contraints,
peut-on seulement choisir, et comment accueillir ce qui nous entraîne, le temps, les autres, la mort)
tenir ce journal de traduction m’a révélé beaucoup

il m’a renvoyée à des questions que je ne me serais jamais posées sinon
qu’est-ce que je reçois et comment, sur quoi je bute
le mot toujours manquant, sa recherche, dans le passage d’une langue à l’autre, parfois vaine parce que ce mot que je cherche n’existe pas
mes efforts pour tenter de capter et de rendre ce que je peux saisir de ce qui est hors de moi
loin de moi, aussi bien dans le temps que dans l’espace
(des textes écrits par une intellectuelle anglaise du début du XXe siècle)
et comment me couler dans ce territoire qui ne m’est pas proche mais qui, par extraordinaire, fait partie de ma "zone d’être"

c’est ce travail qui m’intéresse, peut-être plus que la finalité de la traduction en elle-même (un texte qu’on pourrait penser "abouti")

en attendant de revenir vous proposer la traduction des Vagues d’un seul tenant et avec le moins de coquilles possibles, je reviens en amont, vers Kew gardens

Kew Gardens est l’une des nouvelles de Virginia Woolf que j’ai traduite en 2017 et qui a été publiée dans Des Fantômes sous les arbres

maintenant que j’ai vécu cette expérience de traduire Les Vagues
quand je relis le début de Kew gardens

From the oval-shaped flower-bed there rose perhaps a hundred stalks spreading into heart-shaped or tongue-shaped leaves half way up and unfurling at the tip red or blue or yellow petals marked with spots of colour raised upon the surface

et ma traduction d’il y a sept ans 

« Du parterre ovale s’élevaient ici une centaine de tiges peut-être, qui s’épandaient, en forme de cœurs, en forme de langues à moitié déroulées, finies par des pétales rouges, bleus, ou jaunes, mouchetés de taches de couleur en relief »

je vois tout de suite que quelque chose ne me va plus

d’abord la question du respect de la ponctuation
(donc de la respiration, du souffle, de la voix, donc du phrasé)
aucune virgule chez VW (alors qu’il y en a 8 chez moi)
ce que cette construction entraîne

VW fait ce qu’on pourrait appeler un plan panoramique où elle embrasse dans le même geste le parterre et ses fleurs
je le savais, je le concevais il y a sept ans, mais je n’avais sans doute pas assez confiance pour l’exposer « physiquement » dans le texte, en suivant simplement la caméra de VW, prosaïquement
(sans virgules - plan séquence)

je vais donc reprendre la « procédure » du journal de traduction des Vagues avec Kew gardens, pour interroger le texte autrement, bien plus profondément, que je ne l’avais fait en 2017 (où j’avais travaillé fenêtres fermées)

la différence pour moi entre Les Vagues et Kew gardens, c’est que je connais le texte de la nouvelle, je sais ce que ce texte représente à mes yeux, alors que ce n’était pas du tout le cas pour Les Vagues où j’allais vers l’inconnu

il va déjà falloir que j’essaye de faire un peu table rase, que je gomme mes présupposés, pour être plus en phase, au présent, sans plaquer à l’avance ce que je crois savoir

 [2]

j’ai depuis des mois l’idée de revoir cette traduction, imaginant que ce serait un travail "tranquille", de resserrage d’élastiques, de défroissage

mais il a suffit que je relise les premières lignes de ma traduction pour comprendre que les élastiques seront nombreux, plutôt une cohorte que deux ou trois individus isolés
d’où la nécessité de mettre à plat les interrogations, pour mieux les examiner, en tenant un journal de la traduction de Kew gardens

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</


[1(couverture originale de Kew gardens, faite par Vanessa Bell, sœur de Virginia Woolf
cet exemplaire de la seconde édition de 1919 étant disponible pour la modique somme de 7,104.98 euros, dès que je remets la main sur l’âne qui brait des pierres précieuses avant que le père de Peau d’âne ne le trucide, je me le procure
)

[2je ne suis pas assez aventureuse pour traduire un texte jamais traduit auparavant : pour Les Vagues, j’avais avec moi les traductions de Michel Cusin, Cécile Wajsbrot et Marguerite Yourcenar
pour
Kew gardens, j’ai en main la traduction de Michèle Rivoire (Bibliothèque de la Pléiade, 2012)
je vais commander celle d’Agnès Desarthe parue l’année dernière chez Reliefs Éditions
je cherche désespérément comment trouver celle de Pierre Nordon (1993, Le Livre de Poche) partout indisponible, qui a dû être reprise dans la revue « Les nouvelles bilingues du “Monde” » en 2016 (que je n’arrive pas à me procurer non plus)
j’ai aussi trouvé une traduction en ligne de François-Ronan Dubois
ces versions différentes devraient m’aider, pas dans un esprit de comparaison, de hiérarchisation ou de jugement, mais par curiosité de ce qui se passe pour d’autres
parce que je suis de plus en plus persuadée que traduire est quelque chose d’intime, qui touche à l’essence même de soi, le soi envers autrui, à ses capacités propres à se déplacer vers une autre voix que la sienne
je suis curieuse de voir comment d’autres reçoivent, se laissent traverser et renvoient
Kew gardens, leur état d’esprit et ce que leurs choix montrent, pour en apprendre aussi plus sur les miens, me repérer

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