journal de bord des Vagues -100 ["Je suis le petit singe qui jappe et joue avec une noix"]
jeudi 9 avril 2020, par
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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)
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– le passage original
‘We differ, it may be too profoundly,’ said Louis, ‘for explanation. But let us attempt it. I smoothed my hair when I came in, hoping to look like the rest of you. But I cannot, for I am not single and entire as you are. I have lived a thousand lives already. Every day I unbury — I dig up. I find relics of myself in the sand that women made thousands of years ago, when I heard songs by the Nile and the chained beast stamping. What you see beside you, this man, this Louis, is only the cinders and refuse of something once splendid. I was an Arab prince ; behold my free gestures. I was a great poet in the time of Elizabeth. I was a Duke at the court of Louis the Fourteenth. I am very vain, very confident ; I have an immeasurable desire that women should sigh in sympathy. I have eaten no lunch today in order that Susan may think me cadaverous and that Jinny may extend to me the exquisite balm of her sympathy. But while I admire Susan and Percival, I hate the others, because it is for them that I do these antics, smoothing my hair, concealing my accent. I am the little ape who chatters over a nut, and you are the dowdy women with shiny bags of stale buns ; I am also the caged tiger, and you are the keepers with red-hot bars. That is, I am fiercer and stronger than you are, yet the apparition that appears above ground after ages of nonentity will be spent in terror lest you should laugh at me, in veerings with the wind against the soot storms, in efforts to make a steel ring of clear poetry that shall connect the gulls and the women with bad teeth, the church spire and the bobbing billycock hats as I see them when I take my luncheon and prop my poet — is it Lucretius ? — against a cruet and the gravy-splashed bill of fare.’
– ma traduction
« Nous différons, dit Louis, peut-être trop profondément pour qu’on puisse l’expliquer. Mais essayons. J’ai lissé mes cheveux en entrant, avec l’espoir de vous ressembler. Mais je ne peux pas, car je ne suis pas unique et entier comme vous tous. J’ai déjà vécu mille vies. Chaque jour je creuse – je déterre. Je trouve des reliques de moi dans le sable, laissées par des femmes il y a des milliers d’années quand j’entendais les chants au bord du Nil, et la bête enchaînée qui piétinait. Ce que vous voyez près de vous, cet homme, Louis, n’est que le reste de braises et de déchets de quelque chose qui fut splendide. J’étais un prince arabe ; voyez mes gestes amples. J’étais un grand poète au temps d’Elizabeth. J’étais duc à la cour de Louis XIV, je suis très vaniteux, très sûr de moi ; je convoite plus que tout les soupirs attendris des femmes. Je n’ai pas mangé aujourd’hui pour que Susan me trouve cadavérique et que Jinny me couvre du baume exquis de sa compassion. Mais autant j’admire Susan et Percival, autant je hais les autres, car c’est à cause d’eux que je fais toutes ces simagrées, me lisser les cheveux et cacher mon accent. Je suis le petit singe qui jappe et joue avec une noix, et vous, vous êtes les femmes dépenaillées aux cabas tape-à-l’œil remplis de pains rassis ; je suis aussi le tigre en cage, et vous les gardes munis de barres de fer chauffées à blanc. Autrement dit, je suis plus féroce et plus fort que vous, mais l’apparition qui sort de terre après des siècles de néant passera sa vie terrorisée, de peur d’être moquée, virant avec le vent dans des tempêtes de suie, s’efforçant de forger un anneau de métal de pure poésie reliant les goélands aux femmes édentées, le clocher de l’église aux danses des chapeaux qui passent tandis que je prends mon déjeuner, et que je pose mon livre – mon Lucrèce ? – entre la cruche et le menu éclaboussé de sauce. »
– mes commentaires / questionnements
il n’y aura que la voix de Louis dans ce passage/paragraphe, mais Louis n’est pas que Louis, Louis est une multitude, il vient du plus lointain, du plus profond, il a traversé l’espace, le temps, avec fierté, avec noblesse, drapé d’une force et d’une puissance quasi miraculeuses, voilà qui est inexplicable, inexpliqué
il est un héros méconnu, celui que personne ne voit
un travesti qui fait semblant de s’adapter quand tout en lui rage et piétine (la bête enchaînée sur la plage qu’il entend frapper sur le sol alors qu’il est encore enfant, au début du livre, et cette bête c’est lui)
Louis fait tout ce qu’il peut pour prétendre ne pas être lui, ne pas être féroce (il aplatit sa chevelure, il standardise sa parole)
(c’est d’ailleurs très intéressant de voir que ces deux points, cheveux, accents, sont ceux qui différencient le barbare du civilisé, la pilosité du barbare étant indisciplinée et sa parole incompréhensible, faite de borborygmes, Bruno Dumézil en parle très bien)
plus largement il s’agit ici de création
de cadres, de ce qui est hors cadre, hors catégorie
Louis, au fond, ne fait pas partie de la famille des humains, que ce soit volontaire ou qu’il le subisse, il est un singe, il est un tigre
Louis est inadapté, inadaptable
bien sûr il fait semblant (d’être adapté) mais l’effort que cela lui coûte est hors de prix, si douloureux que ça ne peut que s’accompagner de haine
la haine pour les autres, ceux qui l’obligent à se mouler dans des carcans (ceux-là qu’ils déconsidèrent, ces femmes médiocres, repoussantes (you are the dowdy women with shiny bags of stale bun), ces hommes brutaux, sans âmes (you are the keepers with red-hot bars)
sa force venue du fond des âges (thousands of years ago), ce qui le pousse à agir (être) lui donne amour et haine, ça s’entremêle, comme si la haine était le terreau propice à la poésie, à l’amour, comme si le poète était d’autant plus beau et plus féroce d’être posé contre la saleté d’un menu taché de sauce
Louis n’est pas comme Bernard, forcé à réinventer le quotidien, avide de fictions et de transformations
Louis veut la poésie basique, cette des chapeaux dans la rue, des dents gâtées, des clochers, des passants
à ses yeux, la seule poésie valable (a steel ring of clear poetry) n’a pas à habiller ou à accommoder le monde, elle ne doit pas le déguiser
mais pour être en capacité de tendre vers elle, lui doit se déguiser, déguiser son accent, ses cheveux, pour sembler acceptable, anodin, non-dangereux
peut-être que c’est ce qu’il regrette dans ce paragraphe
d’être forcé de montrer patte blanche pour continuer à pouvoir faire son travail interne de sauvagerie
– What you see beside you, this man, this Louis, is only the cinders and refuse of something once splendid
il y a un passage, un glissement du singulier (this man)
au pluriel (the cinders and refuse)
je me sens obligée de regrouper cendres et rebuts dans un ensemble pour conserver le singulier du verbe "n’est que", pour cela j’ajoute "le reste"
– behold my free gestures
je cherche longtemps (j’avais d’abord choisi "gestes nobles", car ça me semblait mieux correspondre à l’idée)
et puis non, VW n’a pas écrit "noble", alors pourquoi le ferais-je à sa place
il y a quelque chose dans free qui n’existe pas dans "noble"
noble c’est altier, guindé, un peu statuesque, immobile, figé
je choisis "ample" (car je visualise très nettement un geste du bras d’une grande élégance, un bras qui s’ouvre largement sur soi et le monde, puis l’autre bras en vis-à-vis pour dire "regardez, admirez")
– I was a Duke at the court of Louis the Fourteenth. I am very vain, very confident
tout comme il y a glissement du singulier au pluriel plus haut,
il y a glissement ici du passé au présent
dans un premier jet j’avais écrit
"J’étais duc à la cour de Louis XIV, très vaniteux et sûr de lui"
car ça me semblait logique que le glissement passé/présent n’apparaisse pas au milieu d’une action, et puis non
(c’est VW qui écrit, celle qui fait mourir des personnages dans des parenthèses, celle qui n’a peur de rien, je dois la suivre sans peur)
donc je modifie
"J’étais duc à la cour de Louis XIV, je suis très vaniteux, très sûr de moi"
(ces deux glissements successifs, singulier/pluriel, passé/présent, disent très clairement la trajectoire de Louis, c’est presque de l’ordre du Big bang, un magma primordial qui se déverse dans le temps et où la petite étincelle unique primitive éclate et se multiplie)
et je réalise soudain que le glissement passé présent a eu lieu bien avant, dans I was an Arab prince ; behold my free gestures
en fait il n’y a pas de glissement
il y a intrication, simultanéité
Louis est ici et maintenant tout comme il est lointain et immémorial, Louis est pluriel et singulier, Louis est sauvage et Louis est civilisé
un tissage tressage qui passe par-dessus la linéarité de l’écriture
(ça tressaute, ça revient sur ses pas, ce sont des à-coups de passé et de présent qui se battent contre l’ordre attendu, cette grande flèche de la suite des mots qui va de gauche et droite — dans la pensée occidentale — en semblant suivre la grande flèche du temps qui elle aussi va de gauche à droite — dans la pensée occidentale —, du passé au présent) (ces à-coups disent que tout est bien plus compliqué et que si notre perception se veut linéaire, c’est juste un point de vue parmi d’autres possibles)
– I have eaten no lunch today in order that Susan may think me cadaverous and that Jinny may extend to me the exquisite balm of her sympathy
j’ai du mal avec "le baume exquis de sa compassion", j’aurais voulu quelque chose de plus fluide, de plus "baume" justement
(peut-être quelque chose de plus "français" (?)) (mais ça n’est pas possible, parfois on est contraint de garder dans la langue d’arrivée ce qui constitue la langue de départ, et même parfois c’est mieux, je ne fais qu’une traduction, rien de plus, je veux dire : qu’on puisse voir dépasser le tissu du texte anglais n’est pas une mauvaise chose, si je transforme ce "baume exquis" en quelque chose de plus français (?) je décide délibérément d’écrire autre chose et je fais exactement ce que je reproche souvent à Marguerite Y lorsqu’elle ne traduit plus Les Vagues mais qu’elle écrit ses Vagues à elle à la place de celles de VW)
comme ça reste quand même problématique cette expression (baume exquis), je vais voir ce que les traductions déjà publiées proposent
M Cusin : "le baume exquis de sa compassion"
C Wajsbrot : "le baume exquis de sa sympathie"
M Yourcenar : "le baume exquis de sa sympathie"
donc chou blanc pour moi, mais ça me force à reconsidérer sympathy, sympathie ou compassion ?
il n’est pas ici question d’amitié entre Jinny et Louis, en tout cas pas seulement, ce serait plutôt un sentiment teinté de pitié
Louis ne cherche pas l’affection, mais une sorte de considération, quelque chose qui dise ’oh, je remarque que tu ne vas pas bien, je remarque que tu existes’, "compassion" est pour moi plus juste
– ’ That is, I am fiercer and stronger than you are, yet the apparition that appears above ground after ages of nonentity will be spent in terror lest you should laugh at me, in veerings with the wind against the soot storms, in efforts to make a steel ring of clear poetry that shall connect the gulls and the women with bad teeth, the church spire and the bobbing billycock hats as I see them when I take my luncheon and prop my poet — is it Lucretius ? — against a cruet and the gravy-splashed bill of fare ’
c’est la phrase la plus difficile à traduire sans doute, parce qu’elle met à nu le corps du personnage, entièrement
(de corps il sera question ensuite avec le paragraphe qui suit où Jinny parlera)
mon souci principal est le steel ring of clear poetry, l’anneau d’acier de poésie claire
je remplace "claire" par "pure" sans avoir l’impression de tordre ou d’abîmer le message initial
c’est la 100e entrée de ce journal de bord
je n’en suis pas encore à la moitié du texte
(on continue, malgré une connexion internet délibérément contre moi, bah)
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(work in progress)
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Messages
1. journal de bord des Vagues -100 ["Je suis le petit singe qui jappe et joue avec une noix"], 9 avril 2020, 17:45, par brigitte celerier
lu les premières lignes chez Virginia et buté sur "not single and entire as you are" parce que le comprenais d’instinct (sentiment qui m’est familier) mais n’arrivais pas à le penser en français ou sous une forme par trop différente, alors bravo à toi
et puis ai continué en savourant simplement ta traduction et ton exégèse (sans bien entendu m’attribuer ce que tu dis, qui est beau par ailleurs et profond, de Louis.. sourire... sauf le inadapté mais comme suis vieille..)
pour free je pensais simplement libre (toujours cru que libre c’était ample) mais tu as raison bien entendu, c’est mieux dit
aimé ce que t"inspire l’hésitation sur le baume (et le français)
et que toute la fin est belle