journal de bord des Vagues -107 ["ils captent en eux des sons lointains, inouïs"]
mardi 5 septembre 2023, par
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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)
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(nous sommes toujours dans une grande salle où se trouvent attablés les personnages des Vagues)
– le passage original
‘Look,’ said Rhoda ; ‘listen. Look how the light becomes richer, second by second, and bloom and ripeness lie everywhere ; and our eyes, as they range round this room with all its tables, seem to push through curtains of colour, red, orange, umber and queer ambiguous tints, which yield like veils and close behind them, and one thing melts into another.’
‘Yes,’ said Jinny, ‘our senses have widened. Membranes, webs of nerve that lay white and limp, have filled and spread themselves and float round us like filaments, making the air tangible and catching in them far-away sounds unheard before.’
‘The roar of London,’ said Louis, ‘is round us. Motor-cars, vans, omnibuses pass and repass continuously. All are merged in one turning wheel of single sound. All separate sounds — wheels, bells, the cries of drunkards, of merrymakers — are churned into one sound, steel blue, circular. Then a siren hoots. At that shores slip away, chimneys flatten themselves, the ship makes for the open sea.’
‘Percival is going,’ said Neville. ‘We sit here, surrounded, lit up, many coloured ; all things — hands, curtains, knives and forks, other people dining — run into each other. We are walled in here. But India lies outside.’
c’est l’histoire d’une séparation, d’un arrachement
il est décrit sans pathos
il est subi, et personne n’est armé, personne n’a les épaules assez solides pour le supporter, Percival s’en va
la lumière se lève, c’est comme une aube, un matin neuf, un jour marquant, une borne, le jour où Percival s’en va
ce jour-là n’a aucun sens, ne fait pas sens
c’est pourquoi tout se mélange, les gens, les fourchettes, les sons, tout roule
c’est joli, mais c’est une catastrophe
aussi joli que l’éruption d’un volcan
il n’y a rien à faire
aussi Rhoda, Jinny, Louis et Neville ne font rien, ils ne peuvent que constater, qu’examiner les séquelles de la déflagration, cette roue, ce cercle bleu acier (déjà au commencement il y a des cercles à observer, mais ceux des débuts dans la nurserie sont des cercles de naissance, d’éclosion, ce cercle-ci est une fin, l’éclosion d’une fin, un départ, un trou, un manque)
et tous ont cette immobilité sidérée
se sentent étrangement inclus dans le réel, étrangement distanciés
tout s’organise autour de soi et s’accélère, c’est en route, un glissement, un rapetissement, un bateau part, Percival s’en va
Neville constate, prend note, photographie l’instant
les limites ont beau ne pas être précises et chatoyer, les contours peuvent bien s’effacer, même si tout se fond l’un dans l’autre, il y a une frontière aussi coupante qu’une lame, entre eux et Percival qui part (We are walled in here. But India lies outside.)
Rhoda, Jinny, Louis, Neville décrivent
Susan muette n’existe plus, son silence est signe de deuil profond
Bernard, qui autrefois « tressait les fruits en phrases » (dans le paragraphe précédent, et ce n’est pas accidentel que celui-ci porte sur la mémoire, la disparition, il était là comme une préparation), Bernard va reprendre, comme s’il empoignait son bâton de marche, son rôle : raconter, imaginer, inventer, et c’est pourquoi le paragraphe suivant commencera par « ’I see India,’ said Berard. »
- grandes difficultés à retrouver ces Vagues, quittées l’année dernière, aussi j’ai passé beaucoup de temps à travailler ce que dit la voix de Rhoda, il me semble que c’est elle qui initie le mouvement de ce passage (la naissance d’un tourbillon-brasier qui finit en effilochement)
une fois ce passage-là mis au clair, le reste a suivi plus fluidement
(c’est pour moi aussi, comme pour les personnages, un passage marquant avec cette reprise , on peut dire ça)
– ma proposition
« Regardez, dit Rhoda, écoutez. Regardez comme la lumière s’intensifie, seconde après seconde, comme elle fait tout fleurir, tout s’épanouir ; notre regard, tandis qu’il survole la salle, les tables, semble franchir des rideaux de couleurs, du rouge, de l’orange, de l’ombre, des teintes étranges et ambiguës, comme un voile s’ouvre et se ferme après lui, et une chose vient (se∗) fondre dans l’autre. »
« Oui, dit Jinny, nos sens prennent de l’ampleur. Les membranes, les réseaux de nerfs, auparavant mous et blancs, se sont gonflés, ils se diffusent, ils flottent autour de nous en filaments, ils rendent l’air tangible, ils captent en eux des sons lointains, inouïs. »
« Le rugissement de Londres, dit Louis, nous encercle. Voitures, camions et omnibus vont et viennent sans cesse. Se fondent tous en une roue unique, tournoyante. Chaque bruit – pneus et cloches, cris d’ivrognes et de noceurs – s’amalgame au suivant jusqu’à ne plus former qu’un son, un seul, un cercle bleu acier. Une sirène hurle. Puis les berges s’écartent dans un glissement, les cheminées s’aplatissent, le navire met le cap au large. »
« Percival s’en va, dit Neville. Nous sommes assis ici, entourés, illuminés, multicolores ; tout est brassé – les mains, les rideaux, les couteaux, les fourchettes, les convives. Nous sommes ici, (et∗) emmurés. Et dehors, il y a l’Inde. »
-les deux mots entre parenthèses avec ∗ vont sans doute être supprimés dans la version suivante/finale
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( work in progress )
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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</
Messages
1. journal de bord des Vagues -107 ["ils captent en eux des sons lointains, inouïs"], 5 septembre 2023, 13:14, par brigitte celerier
oui mais avec ce retour tu approfondis l’exégèse et insiste moins sur le mot à mot (et par miracle j’avais en gros saisi le sens... l’anglais au moins écrit semble me venir étrangement avec l’âge sans que j’y travaille ... bizare)
aime le retour aux cercles du début etc...
2. journal de bord des Vagues -107 ["ils captent en eux des sons lointains, inouïs"], 5 septembre 2023, 13:42, par cjeanney
Oui, tu as raison Brigitte, je suis assez ambivalente avec ça (car concrètement je me souviens d’être épuisée après avoir fini de formuler, mot à mot, pourquoi ce mot là et pas un autre, mais parfois ça a restructuré mon texte, souvent j’ai changé une phrase, une expression parce que je comprenais un peu mieux en essayant d’expliquer ce qui se passait) (mais l’explication mot à mot ou pratiquement, est assez rébarbative, c’est « studieux » comme lecture, et presque un travail pour celle ou celui qui me lit, donc peut-être pas non plus la grande joie) (je ne sais pas, je vais faire au coup par coup, comme ça me vient, et boum :-) Merci Brigitte !
3. journal de bord des Vagues -107 ["ils captent en eux des sons lointains, inouïs"], 6 septembre 2023, 06:17, par monique
C’est un texte magnifique, presque extatique.
Dans la dernière phrase, le ”but” me semble capital, comme marque de l’opposition des mondes, comme matérialisation brutale de la séparation.
Je le trouve édulcoré par votre ”et”, beaucoup plus doux.
Merci pour cet article, c’est passionnant de voir la traduction à l’œuvre.
1. journal de bord des Vagues -107 ["ils captent en eux des sons lointains, inouïs"], 6 septembre 2023, 08:19, par C Jeanney
Merci pour ce message Monique !
Vraiment merci. Voilà maintenant deux choses que je vais modifier dans le texte (et c’est le sel de la publication en ligne, l’oeil des autres qui permet que le texte bouge, reste actif)
– votre remarque sur le "et" avant emmuré me parle
je voyais ce "et" comme un appui, une inflexion plus forte, mais comme vous le dites ça peut aussi être un adoucissement
je pense enlever ce "et"
– en relisant je vais aussi enlever le "se" dans la phrase "une chose vient se fondre dans l’autre" (pour "une chose vient fondre dans l’autre", plus net, immédiat
4. journal de bord des Vagues -107 ["ils captent en eux des sons lointains, inouïs"], 6 septembre 2023, 08:32, par Monique
Moi je parlais du ”et” de la dernière phrase, à la place du ”but” en anglais. Le ”but” donne une confrontation plus forte entre les deux mondes.
1. journal de bord des Vagues -107 ["ils captent en eux des sons lointains, inouïs"], 6 septembre 2023, 14:15, par C Jeanney
ah mais oui !
Alors il faudrait mettre : "Mais dehors, il y a l’Inde."
(mais je ne sais pas, je sens que la confrontation se loge en français dans le mot "dehors" que j’ai placé en début et pas en fin) (j’en suis même à me dire que je devrais carrément trancher avec "Dehors, il y a l’Inde.") (à cogiter, oui, houlala, merci)
5. journal de bord des Vagues -107 ["ils captent en eux des sons lointains, inouïs"], 6 septembre 2023, 15:43, par Monique
Je ne suis pas traductrice, alors je vous laisse juge.
Mais il y a ”lies” avec cette ambiguïté du repos, en opposition avec l’agitation des sensations de l’autre côté. Je ne vois pas comment donner cette nuance en français. Bon courage ! :-)
1. journal de bord des Vagues -107 ["ils captent en eux des sons lointains, inouïs"], 7 septembre 2023, 07:52, par C Jeanney
Merci Monique !
Chaque dernière phrase de paragraphe est importante (à chaque fois j’ai envie, besoin qu’elle sonne juste, parce que le texte de VW le demande, il faut que je sois à la hauteur ^^)
Vos commentaires me font réfléchir (et c’est vital de réfléchir). Je crois que je ne vois pas cette dernière phrase comme une opposition entre action et repos, je la vois plutôt comme la juxtaposition de deux espaces (un peu comme un tableau abstrait où les 6 personnages seraient un rond très dense plutôt à gauche de la toile, et l’Inde occuperait tout le reste, avec une texture particulièrement scintillante, une sorte de ciel de Turner baroque). C’est là qu’on comprend qu’on traduit toujours avec sa propre subjectivité, sensibilité, ses propres capteurs et son imaginaire, aussi ses images mentales.
Donc, je fais une opposition espace resserré/espace large, et vous voyez deux gestes, une action, agitation et de l’autre côté un grand calme (c’est fou comme l’écriture de Woolf provoque la naissance de choses) et comme l’espace est lié au temps on a raison toutes les deux !
C’est aussi pour ce genre de situation que j’aime traduire VW. Sous ses phrases, il y a tant, un travail souterrain qui s’adresse à soi. Merci !
6. journal de bord des Vagues -107 ["ils captent en eux des sons lointains, inouïs"], 7 septembre 2023, 08:10, par Monique
Je n’ai pas lu le roman en entier, et encore moins en anglais, donc vous connaissez le contexte infiniment mieux que moi. Si j’ai pu vous faire penser, explorer, confirmer vos essais, c’est bien !
Merci pour votre travail sensible.