TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -141 ["je trace cette marque"]

vendredi 17 novembre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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([Bernard est à Rome et il fait le point
C’est un moment de basculement pour lui
commencé
et qui continue ici.)

 le passage original

’Look now from this terrace at the swarming population beneath. Look at the general activity and clamour. That man is in difficulties with his mule. Half a dozen good-natured loafers offer their services. Others pass by without looking. They have as many interests as there are threads in a skein. Look at the sweep of the sky, bowled over by round white clouds. Imagine the leagues of level land and the aqueducts and the broken Roman pavement and the tombstones in the Campagna, and beyond the Campagna, the sea, then again more land, then the sea. I could break off any detail in all that prospect—say the mule-cart—and describe it with the greatest ease. But why describe a man in trouble with his mule ? Again, I could invent stories about that girl coming up the steps. "She met him under the dark archway.... ’It is over,’ he said, turning from the cage where the china parrot hangs." Or simply, "That was all." But why impose my arbitrary design ? Why stress this and shape that and twist up little figures like the toys men sell in trays in the street ? Why select this, out of all that—one detail ?
’Here am I shedding one of my life-skins, and all they will say is, "Bernard is spending ten days in Rome." Here am I marching up and down this terrace alone, unoriented. But observe how dots and dashes are beginning, as I walk, to run themselves into continuous lines, how things are losing the bald, the separate identity that they had as I walked up those steps. The great red pot is now a reddish streak in a wave of yellowish green. The world is beginning to move past me like the banks of a hedge when the train starts, like the waves of the sea when a steamer moves. I am moving too, am becoming involved in the general sequence when one thing follows another and it seems inevitable that the tree should come, then the telegraph-pole, then the break in the hedge. And as I move, surrounded, included and taking part, the usual phrases begin to bubble up, and I wish to free these bubbles from the trap-door in my head, and direct my steps therefore towards that man, the back of whose head is half familiar to me. We were together at school. We shall undoubtedly meet. We shall certainly lunch together. We shall talk. But wait, one moment wait.
’These moments of escape are not to be despised. They come too seldom. Tahiti becomes possible. Leaning over this parapet I see far out a waste of water. A fin turns. This bare visual impression is unattached to any line of reason, it springs up as one might see the fin of a porpoise on the horizon. Visual impressions often communicate thus briefly statements that we shall in time to come uncover and coax into words. I note under F., therefore, "Fin in a waste of waters." I, who am perpetually making notes in the margin of my mind for some final statement, make this mark, waiting for some winter’s evening.
’Now I shall go and lunch somewhere, I shall hold my glass up, I shall look through the wine, I shall observe with more than my usual detachment, and when a pretty woman enters the restaurant and comes down the room between the tables I shall say to myself, "Look where she comes against a waste of waters." A meaningless observation, but to me, solemn, slate-coloured, with a fatal sound of ruining worlds and waters falling to destruction.
’So, Bernard (I recall you, you the usual partner in my enterprises), let us begin this new chapter, and observe the formation of this new, this unknown, strange, altogether unidentified and terrifying experience—the new drop—which is about to shape itself. Larpent is that man’s name.’



ce qui me frappe dans ce passage, ce sont les phrases où la ponctuation décide
de découpages d’un seul tenant
comme des lampées de paroles
par exemple dans
Imagine the leagues of level land and the aqueducts and the broken Roman pavement and the tombstones in the Campagna, and beyond the Campagna, the sea, then again more land, then the sea.
le souffle, en fin de flot, se suspend, comme une vague arrive sur le rivage, disparaît, se recouvre d’une autre

c’est la même chose avec
The world is beginning to move past me like the banks of a hedge when the train starts, like the waves of the sea when a steamer moves. I am moving too, am becoming involved in the general sequence when one thing follows another and it seems inevitable that the tree should come, then the telegraph-pole, then the break in the hedge.
l’objet, qui vient interrompre la vue se dresse, comme matérialisé visuellement par la virgule

j’essaye de rester le plus près possible de la ponctuation de VW
et en fait, ce n’est pas un effort, c’est une aide
(comme les marches aident Bernard à s’élever jusqu’au point de vue où tout deviendra large et clair
éclairant)

en parallèle (je ne sais pas pourquoi ces temps-ci), je lis pas mal de choses autour de la traduction des Vagues
beaucoup sont dans l’affrontement
avec d’un côté Yourcenar qui fait "triompher" le français
(se plaçant en position de traductrice "dévorante")
et de l’autre Cécile Wajbrot, huée, démontée pour ces choix stylistiques (et c’est si injuste)
très honnêtement, je me sens aux côtés de Wajbrot dans sa pratique
qui laisse s’infiltrer l’étrangeté de la langue, qui ne nie pas la traduction, et ne veut pas offrir une sorte d’objet propre, fini, sorti de l’académie, comme une des bulles dont parle Bernard dans ce passage

je me sens en accord avec Michel Deguy lorsqu’il dit :
"Le texte d’arrivée, travaillé par l’effort de traduire, se donne pour ce qu’il est : déplacé, hybride. La langue hôtesse trésaille et craque sous l’effort ; aux limites de résistance de sa maternité  ; et qu’elle soit capable en tant que poème de beaucoup plus d’écarts que le consensus des usagers et grammairien n’en tolère, c’est ce qui est à prouver chaque fois."

j’aime aussi retrouver cette anecdote : lorsque Marguerite Yourcenar et Virginia Woolf se rencontrent (le 23 février 1937) celle-ci consigne dans son Journal qu’elle a vu une madame ou mademoiselle "Youniac (?)", elle n’est pas tout à fait sûre, tout comme je ne suis pas tout à fait certaine que Yourcenar savait que Woolf parlait couramment français
à ses demandes de précisions pour la traduction des Vagues, elle lui répond en gros débrouillez-vous, ce qui pourrait passer pour une marque de désintérêt, mais est au contraire le signe d’une profonde connaissance des langues, car lisant en "version originale", elle a aussi participé elle-même à la traduction de textes grecs et russes, elle sait qu’un texte traduit est un autre texte
(le souci avec Yourcenar, c’est que cet autre texte, laissé à l’invention attentive de qui le voudrait, devient son texte, c’est pourquoi elle le taille, ajoute ses commentaires, le réarrange comme s’il sortait des Manufactures Nationales)

mais peu importe
je trouve ça à la fois intéressant, ces affrontements autour de la traduction des Vagues
intéressant à cause des arguments de chacun, et révélateur des diverses façons de "prendre" les mots (= le monde)
et en même temps assez déprimant
comme si des gens donnaient leur avis sur Le Tombeau de Couperin et se mettaient à s’invectiver bruyamment pendant qu’on le jouait

je suis très bien à ma place
dans mon site, chez moi
et j’ai envie, une fois que ce texte sera entièrement traduit, de le laisser en accès libre
en fabricant deux documents (un avec le texte seul, relu, revu, et l’autre avec mes questionnements, mes choix)

et j’aime beaucoup que cette conclusion à laquelle j’arrive survienne juste au moment où je traduis ce temps de réappropriation de sa vie pour Bernard, cette vieille peau qu’il enlève, et comme il va de l’avant
(unattached to any line of reason), libéré des détails


 ma proposition

Regardez depuis cette terrasse la foule grouiller en bas. Voyez l’activité générale et sa clameur. Cet homme a des difficultés avec sa mule. Une demi-douzaine de flâneurs bienveillants proposent leur aide. D’autres passent sans jeter un œil. Les intérêts sont aussi variés que les fils dans un écheveau. Regardez le mouvement de ce ciel, bosselé par la rondeur de nuages blancs. Imaginez des kilomètres de terres rases et des aqueducs et les pavés disjoints des routes romaines et les pierres tombales de Campanie et, au-delà de la Campanie, la mer, et la terre encore, et puis la mer. Je pourrais prendre n’importe quel détail de ce panorama – disons le chariot – et le décrire le plus facilement du monde. Mais à quoi bon décrire un homme en peine avec sa mule ? Et je pourrais aussi inventer des histoires sur cette fille qui monte les marches. "Elle le rejoignit sous le porche sombre… Tout est fini, dit-il, tournant le dos au perroquet de porcelaine suspendu dans sa cage." Ou simplement "C’était tout". Mais pourquoi imposer l’arbitraire de ma conception ? Pourquoi grossir ceci ou modeler cela, en entortillant de petites figurines comme celles que vendent les marchands ambulants ? Pourquoi choisir, parmi tous ces détails – ce détail seul, précisément ?
Me voilà en pleine mue, en train d’ôter l’une des peaux de ma vie, et tout ce qu’ils diront c’est : "Bernard passe dix jours à Rome." Me voilà, marchant de long en large sur cette terrasse, seul, désorienté. Mais observez les points et les traits à mesure que je marche, comment ils se ruent l’un dans l’autre jusqu’à se fondre en lignes continues, comment les choses perdent leur identité crue, ce qui les distinguait encore tandis que je montais les escaliers. Le grand vase à présent est une traînée de rouge sur une vague jaune mêlée de vert. Le monde se met à bouger devant moi comme les pans d’une haie lorsque le train démarre, comme les vagues de la mer quand le bateau avance. Et moi aussi je bouge, je m’incorpore à cette séquence générale où chaque chose en suit une autre et qu’il devient inévitable que l’arbre approche, ou le poteau télégraphique, ou le creux de la haie. Et tandis que j’avance, encerclé, engagé, prenant ma part, les phrases habituelles montent comme des bulles, et je dois libérer ces bulles, ouvrir une trappe dans mon cerveau, et diriger mes pas vers cet homme dont je connais la nuque. Nous étions tous les deux à l’université. Nous allons certainement nous saluer. Nous déjeunerons sûrement ensemble. Nous parlerons. Mais attendez, attendez un instant.
Ces moments d’évasion ne doivent pas être méprisés. Ils arrivent trop rarement. Tahiti devient possible. Penché sur le parapet, je vois au loin une vaste étendue d’eau. Un aileron vire. Cette simple image, libérée du raisonnement linéaire, surgit comme la nageoire du dauphin qu’on voit à l’horizon. Les impressions visuelles nous lancent souvent ce genre de messages brefs à décoder et il nous faut savoir les prendre au vol et les emmailloter de mots. J’écris, à la lettre N, "Nageoire sur vaste étendue d’eau". Ainsi, moi qui prends sans cesse des notes en marge de mes pensées en vue d’une sorte d’énoncé final, je trace cette marque, en attendant un soir d’hiver.
Maintenant je vais aller déjeuner quelque part, lever mon verre, et observer à travers la transparence du vin ce qui m’entoure avec plus de distance que d’habitude, et si, dans le restaurant, une jolie femme entre et passe entre les tables, je me dirai "Regarde-la avancer sur la vaste étendue des eaux". Cette remarque, absurde, sera à mes yeux emplie de gravité, couleur d’ardoise, pleine du bruit tragique que font les mondes en s’écroulant et les eaux fracassées jusqu’à s’anéantir.
Alors, Bernard (c’est toi que j’appelle, toi le partenaire habituel de tout ce que j’entreprends), entamons ensemble ce nouveau chapitre, et observons ce qui est sur le point de naître, cette expérience nouvelle, inconnue, étrange, totalement mystérieuse et terrifiante – la nouvelle goutte – sur le point de se détacher. Larpent, c’est ainsi que cet homme s’appelle. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

  • j’aime beaucoup la réflexion de Michel Deguy
    J’imagine la dispute autour du tombeau de Couperin
    J’aime assez ton idée qui semble se renforcer des deux blics, texte et réflexions
    J’aime beaucoup le mouvement/mue de Bernard et son rythme de vagues

  • Merci Brigitte ! Moi aussi j’aime beaucoup ce passage, et les notes de Bernard (et l’image de l’aileron de dauphin)
    (je n’ai pas encore regardé quelle sera la voix suivante) (mais peu importe, j’ai une sorte de tendresse pour tous)

  • Bonheur de cette traduction lecture reflexions beaucoup apprécié ce texte. J’aime tant Cécile Wajsbrot et ta demarche ici prolonge son livre à ta maniere toute personnelle. Merci

  • Merci Anne !
    en tout cas, je sens que la traduction de Cécile Wajbrot n’est ni vorace ni anéantissante, même quand elle fait des choix très durs, et qu’on a l’impression qu’elle taille la phrase de VW à la serpe, c’est une recherche, c’est une volonté en dehors de toute domination
    Elle ne veut pas prendre le pouvoir. Elle décide parce que c’est obligé : c’est qu’il faut bien "dompter" les mots, les assigner à cette tâche de reproduire cette phrase qu’on a en tête et qui n’existe pas (c’est presque un numéro de cirque d’agencer en "quelque chose" ce qui existe déjà sous une autre forme) et c’est très difficile de se placer dans ces conditions de travailler, avec de toute façon l’idée de l’échec, parce que c’est cuit d’avance, la phrase française ne sera jamais la phrase anglaise, même en se mettant des tonnes de maquillage sur le visage
    et de ce que je ressens, Yourcenar refuse de se confronter à cet échec annoncé. Elle ne joue tout simplement pas le jeu, donc (pour moi) elle ne traduit pas vraiment
    (ce qui m’énerve au fond c’est l’étiquette sur le produit qui n’est pas la bonne : on ne devrait pas lire sur la couverture "Les Vagues de VW, traduites par MY" mais "Les Vagues de VW, racontées par MY")
    Et Cécile Wajbrot s’y colle, elle
    elle n’a pas peur, ou plutôt elle avance avec sa peur, malgré sa peur, grâce à sa peur et elle travaille
    (je suis très sensible à l’exercice du pouvoir, surtout sur un objet qui ne peut pas se défendre) (par exemple, il y a des tonnes de métaphores chez VW, et MY en change certaines, alors que Cécile Wajbrot jamais (je suis prête à parier que l’idée ne lui vient même pas à l’esprit) : une métaphore c’est déjà en soi une proposition autre qui va orienter le texte vers une certaine couleur, ou orienter la barque sur le fleuve dans une direction, et si on ose changer ça, changer la métaphore, remplacer par une autre celle qui existe, comme si ce n’était qu’un détail sans importance, la couleur est repeinte et le bateau part accoster carrément à un autre endroit, bref je déteste quand MY fait ça, je trouve ça d’une manque de respect total, et si injuste, car je suppose qu’avec son habit vert le respect n’a pas été anecdotique pour elle, elle a profité de ces marques de respect, ça devait être doux "comme du miel sur sa barbe", alors pourquoi n’a-t-elle pas le début d’un commencement d’idée d’en témoigner à une autre autrice, et quelle autrice, et de surcroit sans que cette autre puisse se défendre, ça me dépasse)
    (bref, tout ça pour dire qu’avec Cécile Wajbrot et Marguerite Yourcenar, on n’est pas seulement face à deux façons de traduire, on est aussi face à deux façons d’être, de rendre sensiblement le monde, de mon point de vue, et l’une me parle tellement plus que l’autre)

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