TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -150 ["J’ai été noué ; j’ai été déchiré."]

vendredi 8 décembre 2023, par c jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(Neville continue de parler, en s’adressant en particulier à Susan)

 le passage original

’When someone comes in at breakfast, even the embroidered fruit on my curtain swells so that parrots can peck it ; one can break it off between one’s thumb and finger. The thin, skimmed milk of early morning turns opal, blue, rose. At that hour your husband—the man who slapped his gaiters, pointing with his whip at the barren cow—grumbles. You say nothing. You see nothing. Custom blinds your eyes. At that hour your relationship is mute, null, dun-coloured. Mine at that hour is warm and various. There are no repetitions for me. Each day is dangerous. Smooth on the surface, we are all bone beneath, like snakes coiling. Suppose we read The Times ; suppose we argue. It is an experience. Suppose it is winter. The snow falling loads down the roof and seals us together in a red cave. The pipes have burst. We stand a yellow tin bath in the middle of the room. We rush helter-skelter for basins. Look there—it has burst again over the bookcase. We shout with laughter at the sight of ruin. Let solidity be destroyed. Let us have no possessions. Or is it summer ? We may wander to a lake and watch Chinese geese waddling flat-footed to the water’s edge, or see a bone-like city church with young green trembling before it. (I choose at random ; I choose the obvious.) Each sight is an arabesque scrawled suddenly to illustrate some hazard and marvel of intimacy. The snow, the burst pipe, the tin bath, the Chinese goose—these are signs swung high aloft upon which, looking back, I read the character of each love ; how each was different.
’You meanwhile—for I want to diminish your hostility, your green eyes fixed on mine, and your shabby dress, your rough hands, and all the other emblems of your maternal splendour—have stuck like a limpet to the same rock. Yet it is true, I do not want to hurt you ; only to refresh and furbish up my own belief in myself that failed at your entry. Change is no longer possible. We are committed. Before, when we met in a restaurant in London with Percival, all simmered and shook ; we could have been anything. We have chosen now, or sometimes it seems the choice was made for us—a pair of tongs pinched us between the shoulders. I chose. I took the print of life not outwardly, but inwardly upon the raw, the white, the unprotected fibre. I am clouded and bruised with the print of minds and faces and things so subtle that they have smell, colour, texture, substance, but no name. I am merely "Neville" to you, who see the narrow limits of my life and the line it cannot pass. But to myself I am immeasurable ; a net whose fibres pass imperceptibly beneath the world. My net is almost indistinguishable from that which it surrounds. It lifts whales—huge leviathans and white jellies, what is amorphous and wandering ; I detect, I perceive. Beneath my eyes opens—a book ; I see to the bottom ; the heart—I see to the depths. I know what loves are trembling into fire ; how jealousy shoots its green flashes hither and thither ; how intricately love crosses love ; love makes knots ; love brutally tears them apart. I have been knotted ; I have been torn apart.
’But there was another glory once, when we watched for the door to open, and Percival came ; when we flung ourselves unattached on the edge of a hard bench in a public room.’



le dun-coloured
(dans your relationship is mute, null, dun-coloured)
me cause problème
j’avais d’abord traduit par "atone" qui me semblait la suite logique de "muet", "nul", sans voix, proche de zéro (automatiquement mon cerveau attrape "sans couleur")
mais (et c’est là qu’on voit à quel point VW se méfie des clichés, des autoroutes de pensées toutes faites) dun-colored ne veut pas dire atone
dun est un mélange de gris et de brun
une recherche d’images dun-colored donne en majorité des robes de chevaux, des pelages de vaches
c’est une couleur très naturelle, très terre à terre ("très Susan", donc, fermière mariée à un fermier)
si je choisis "terre de sienne", j’ai bien le mot terre, mais l’imagerie est celle de la palette de peinture
et si je choisis "cendre", j’ai presque la bonne couleur, mais l’imaginaire de la tombe ou de la mort
je pourrais prendre sépia, qui donnerait l’idée du passé délavé, mais c’est trop technique comme mot, trop photographique, il me faut quelque chose de plus cru, une texture comme du lin, du chanvre (mais là aussi l’imaginaire part dans des endroits hors de propos)
j’ai pensé à "brunie", en rejetant "grisée" à cause de son sens double gris/enivré, et que brunie me fait penser à une feuille de papier qui a pris la chaleur d’un feu de bois (on ne peut traduire qu’avec ce qu’on a dans la tête, qui n’est pas extensible ni logique parfois) mais ça ne me convainc pas
et puis (merci au dictionnaire de synonymes, toujours aidant) je trouve un synonyme de "brun" : tanné
et ça me semble correspondre parfaitement, avec l’idée de peau et d’usure, il y a le geste de la répétition dans "tanné", cette répétition, cette routine, que Neville voit en Susan

it has burst again over the bookcase
it fait référence aux tuyaux d’eau crevés plus haut, mais c’est moins évident en français, là ou l’anglais est vif et leste, le français passe l’action comme dans un léger ralenti, j’ai peur qu’on perde de vue ce qui se passe avec ce it, aussi j’assume d’être plus explicite que le texte d’origine

les perroquets passent nombreux dans ces Vagues
et ce n’est pas un symbole attaché à un personnage, la première fois c’est Rhoda qui en parle, la deuxième fois Jinny, Bernard la troisième...
ils arrivent toujours dans des situations d’émerveillement, ou d’extase, ils sont synonymes d’étrangeté, de pays lointains et fabuleux
ici Neville les place dès le matin, dans son quotidien
(avec le fruit qui gonfle sur le rideau, ce qui fait tout de suite penser à une métaphore sexuelle, mais ce serait dommage ici d’en faire un détail ordinaire, c’est plutôt le sexe comme pulsion vitale, essence de vie, augmentée du paysage de ces perroquets de contes et légendes)
(il y a une nouvelle de VW qui s’appelle The widow and the parrot : a true story, un peu moraliste, où une veuve récupère et nourrit un perroquet qui lui montre un trésor caché) (pour moi, l’image du perroquet chez Woolf est celle de l’imprévu, de l’étincelle inattendue, avec ses couleurs vives un peu absurdes, bariolées, le "contraire" de l’humain civilisé normalisé, le symbole de l’étrangeté, indescriptible qui amène le cadeau de sa présence, le contraire du mot "morne" en quelque sorte)
l’étrangeté du lointain accompagne Neville, occupe Neville, entoure Neville de ses formes fantastiques
(huge leviathans and white jellies)
c’est un au-delà
obtenu uniquement grâce aux émotions que Neville a choisi de prendre de plein fouet
(I chose. I took the print of life not outwardly, but inwardly upon the raw, the white, the unprotected fibre)
contrairement à Susan, pense-t-il
(c’est pourtant nier les émotions terribles qui la travaillent)

Susan va enchainer ensuite, peut-être qu’elle lui répondra


 ma proposition

Quand quelqu’un vient à l’heure du petit-déjeuner, même le fruit brodé sur mon rideau s’enfle au point d’être picoré par des perroquets ; on peut le détacher, entre pouce et index. Le lait léger, écrémé du petit matin, tourne à l’opale, au bleu, au rose. À cette heure-là, ton mari – l’homme qui tapote ses guêtres, désignant de son fouet une vache stérile – grogne. Tu ne dis rien. Tu ne vois rien. La routine aveugle tes yeux. C’est l’heure où votre relation est muette, nulle, tannée. La mienne à cette heure-là est chaude et démultipliée. Rien ne se répète pour moi. Chaque jour est dangereux. Lisses en surface, nous ne sommes que vertèbres dessous, et enroulés comme des serpents. Supposons que nous lisions le Times ; et qu’une dispute arrive. C’est tout une expérience. Supposons que ce soit l’hiver. La neige qui tombe pèse sur le toit et nous confine dans une grotte rouge. Les tuyaux d’eau éclatent. Nous déplaçons la baignoire en étain au milieu de la pièce. Nous nous précipitons, pêle-mêle, pour trouver des cuvettes. Regarde ! – les tuyaux ont aussi éclaté en haut de la bibliothèque. Nous hurlons de rire devant ce désastre. À bas la solidité. Au diable les possessions. Si c’est l’été ? Nous pouvons nous promener jusqu’au lac pour regarder les oies de Chine se dandiner, pieds plats, le long de la rive, ou voir l’ossature de l’église entourée de jeunes herbes qui tremblent. (Je choisis au hasard ; je prends des évidences.) Chaque scène est une arabesque tracée d’une main leste pour illustrer l’imprévu et le merveilleux de l’intime. La neige, les tuyaux crevés, la baignoire en étain, les oies de Chine, sont des signes lancés haut dans le ciel, et lorsque je regarde en arrière, je peux lire chaque amour avec son caractère ; chacun si différent.
Toi, pendant ce temps — et je voudrais atténuer ton hostilité, tes yeux verts fixés sur les miens, ta robe élimée, tes mains rugueuses, et tous les emblèmes splendides de ta maternité —, tu es collée comme une patelle au même rocher. Ce n’est que la vérité, je ne veux pas te blesser ; seulement rafraîchir, attiser la confiance en moi qui m’a manqué en te voyant. Il n’y a plus de changement possible. Nous sommes engagés. Autrefois, quand nous étions au restaurant à Londres avec Percival, tout bouillonnait et frémissait ; nous aurions pu devenir n’importe quoi. Nous avons maintenant choisi, ou parfois il a pu arriver que des choix soient faits à notre place – une paire de pinces nous serrait aux épaules. J’ai choisi. J’ai pris la vie et son empreinte, non pas sur la surface mais au-dedans, au creux des fibres crues, blanches, vulnérables. Je suis troublé, meurtri par les empreintes de pensées, de visages et de choses si subtiles qu’elles possèdent une odeur, une couleur, une texture, une substance, mais pas de nom. Je ne suis que "Neville" pour toi qui ne vois que les limites étroites de ma vie, ses lignes que je ne peux pas franchir. Mais en moi, je me sens démesuré ; un filet dont les fibres à peine perceptibles passent par-dessous le monde. Un filet presque indissociable de ce qu’il entoure. Il soulève des baleines — d’énormes léviathans et des méduses blanches sans forme, qui vagabondent ; je détecte, je perçois. Sous mes yeux s’ouvre — un livre ; et je vois jusqu’au centre ; à cœur — je vois au plus profond. Je sais quels amours tremblent et flambent ; je sais la jalousie, les éclairs verts qu’elle lance ici et là ; et comment l’amour s’entrelace à l’amour, le complique ; l’amour forme des nœuds ; et l’amour les déchire brutalement. J’ai été noué ; j’ai été déchiré. 
Mais une autre splendeur existait autrefois, comme attendre que la porte s’ouvre et Percival qui entre ; ou courir libres comme l’air pour venir se serrer sur un banc dans un pub. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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