TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -154 ["Toutes les humiliations me blessent."]

mercredi 13 décembre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(c’est la fin du monologue de Louis, commencé ici)

 le passage original

But I beg you also to notice my cane and my waistcoat. I have inherited a desk of solid mahogany in a room hung with maps. Our steamers have won an enviable reputation for their cabins replete with luxury. We supply swimming-baths and gymnasiums. I wear a white waistcoat now and consult a little book before I make an engagement.
’This is the arch and ironical manner in which I hope to distract you from my shivering, my tender, and infinitely young and unprotected soul. For I am always the youngest ; the most naïvely surprised ; the one who runs in advance in apprehension and sympathy with discomfort or ridicule—should there be a smut on a nose, or a button undone. I suffer for all humiliations. Yet I am also ruthless, marmoreal. I do not see how you can say that it is fortunate to have lived. Your little excitements, your childish transports, when a kettle boils, when the soft air lifts Jinny’s spotted scarf and it floats web-like, are to me like silk streamers thrown in the eyes of the charging bull. I condemn you. Yet my heart yearns towards you. I would go with you through the fires of death. Yet am happiest alone. I luxuriate in gold and purple vestments. Yet I prefer a view over chimney-pots ; cats scraping their mangy sides upon blistered chimney-stacks ; broken windows ; and the hoarse clangour of bells from the steeple of some brick chapel.’



dans ce passage je déroge à mes propres règles, comme respecter scrupuleusement la ponctuation de VW, ou conserver la construction lorsqu’une phrase commence par "je" par exemple
(j’ai essayé pourtant, mais le résultat m’a semblé bancal, et pas d’un bancal qui colle avec le personnage ou dirait quelque chose du texte)

un exemple des règles internes que je décide d’ignorer :
This is the arch and ironical manner in which I hope to distract you from my shivering, my tender, and infinitely young and unprotected soul.
je devrais limiter mes virgules à 2, et j’en mets 5

autre exemple :
I suffer for all humiliations
je devrais commencer la phrase traduite par "Je"
car ce n’est pas anodin, le sujet, l’acteur, qui décide de l’action
mais en français il me semble que la phrase est plus forte si j’inverse
si "toutes les humiliations" viennent en premier
à la place du conducteur

je regarde après coup les choix faits à cet endroit dans les traductions précédentes
Michel Cusin est d’une grande force, toujours, il colle parfaitement au texte (là où je n’en suis pas capable) avec "Je souffre pour toutes les humiliations."
Cécile Wajsbrot a le même sentiment que moi : "Toutes les humiliations me font souffrir."
et Marguerite Yourcenar, je ne sais pas, car cette phrase n’existe tout simplement pas chez elle
(par curiosité je lis le reste du passage, MY n’aime visiblement pas les incises, les gomme, et préfère ne faire qu’une seule phrase des deux dernières)
(ce qui me fait revoir à la baisse mes états d’âme pour trois virgules)

je m’arrête longtemps sur la fin
and the hoarse clangour of bells from the steeple of some brick chapel
en français, bells et steeple font partie de la même famille de mots, cloches et clocher, ce qui serait répétitif
j’ai aussi le souci de hoarse clangour, un son éraillé et métallique
et surtout le from
qui suppose que le son se répand depuis là-haut, sort de là-haut

Louis est tourmenté
comme s’il avait deux colonnes vertébrales, deux adn, et que les torsades internes qui le maintiennent le tordaient d’un côté et de l’autre, comme s’il devait rétablir l’équilibre sans cesse avec la barre du funambule sur son fil
si Louis était un navire, on dirait qu’il gîte

le mot de Louis est yet
il a réussi socialement, il est puissant, et yet il est le plus naïf, le plus vulnérable
il aime l’or, les cannes à pommeaux ouvragés, les gilets de soie, et yet la vue des toits délabrés depuis sa mansarde est l’horizon qui a sa préférence
il donnerait sa vie pour eux tous (les autres personnages) mais yet, c’est seul qu’il est le plus heureux

peut-être que pour ce passage je m’arrête davantage au fond qu’à la forme
et que je me dédouane en me disant que si les deux adn et le tiraillement qu’ils opèrent apparaissent, alors ça fonctionne

demain, ce sera le monologue de Jinny
(où j’espère pouvoir tenir mes propres bonnes résolutions)


 ma proposition

Mais notez également, je vous prie, ma canne et mon gilet. J’ai hérité d’un bureau d’acajou massif au centre d’une pièce tapissée de cartes du monde. Nos bateaux ont acquis une réputation des plus enviables du fait de leurs cabines, débordantes de luxe. Nous les avons équipées de piscines et de gymnases. Je porte un gilet blanc à présent et je dois consulter mon agenda avant de fixer un rendez-vous.
Voilà avec quelle distance, malicieuse, ironique, j’espère détourner votre attention de ma nature craintive, tendre, infiniment jeune et vulnérable. Car je suis toujours le plus jeune ; le plus naïf, le plus surpris ; celui qui court au-devant de tout, rempli d’appréhension, de compassion pour ce qui embarrasse, ridiculise – une tache sur le nez, un bouton mal remis. Toutes les humiliations me blessent. Pourtant, je peux me montrer sans pitié, d’une froideur de marbre. Je ne sais pas comment vous pouvez dire qu’être en vie est une chance. Vos petites impulsions et vos transports puérils, la bouilloire qui chauffe, ou l’air doux qui soulève et fait flotter délicatement l’écharpe de Jinny, sont à mes yeux autant de banderoles de soie à agiter devant le taureau qui charge. Je vous condamne. Et malgré tout mon cœur s’élance vers vous. Je vous suivrais jusque dans les flammes de la mort. Mais je suis plus heureux seul. Je me prélasse dans des vêtements cousus d’or et de pourpre. Et pourtant je préfère la vue sur les toits ; les chats qui frottent leurs flancs galeux contre les pierres de cheminées crevassées ; les vitres cassées ; et le métal rauque des cloches qui résonnent dans la tour d’une chapelle de briques. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

  • et bien tu esaies d’être digne de Yourcenar maintenant ? (sourire)

    Je me demande si la naiveté de Louis n’est pas un pe sa danseuse comme pour pas mal de gens qui ont "réussi" mais mêe en ce cas ça le rend plutôt touchant.

  • Oui, c’est ce qui se passe à chaque fois : je lis le prénom de qui parle, j’ai aussitôt une idée, pas toujours sympathique, qui vient se plaquer sur le personnage (la rigidité de Louis, la superficialité de Jinny, la fièvre de Rhoda etc.) et cinq lignes plus tard j’ai tant de compassion pour lui, pour elle, parce VW montre son moteur interne, de quoi est faite sa chair dedans, que je le comprends, je la comprends en amitié.
    (pour ce qui est de me hisser vers le geste de Yourcenar j’y travaille :-))) j’ai besoin de prendre plus de libertés encore, impériale) (je pars de loin, comme les golfeurs avec un handicap, car je me sens moyennement impériale faut dire, les scrupules me collent les pieds au sol :))))

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