journal de bord des Vagues -155 ["Mon imagination est celle du corps."]
jeudi 14 décembre 2023, par
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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)
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(après la voix de Louis, voilà Jinny, elle lui répond, s’adresse à lui parfois)
– le passage original
’I see what is before me,’ said Jinny. ’This scarf, these wine-coloured spots. This glass. This mustard pot. This flower. I like what one touches, what one tastes. I like rain when it has turned to snow and become palpable. And being rash, and much more courageous than you are, I do not temper my beauty with meanness lest it should scorch me. I gulp it down entire. It is made of flesh ; it is made of stuff. My imagination is the body’s. Its visions are not fine-spun and white with purity like Louis’s. I do not like your lean cats and your blistered chimney-pots. The scrannel beauties of your roof-tops repel me. Men and women, in uniforms, wigs and gowns, bowler hats and tennis shirts beautifully open at the neck, the infinite variety of women’s dresses (I note all clothes always) delight me. I eddy with them, in and out, in and out, into rooms, into halls, here, there, everywhere, wherever they go. This man lifts the hoof of a horse. This man shoves in and out the drawers of his private collection. I am never alone. I am attended by a regiment of my fellows. My mother must have followed the drum, my father the sea. I am like a little dog that trots down the road after the regimental band, but stops to snuff a tree-trunk, to sniff some brown stain, and suddenly careers across the street after some mongrel cur and then holds one paw up while it sniffs an entrancing whiff of meat from the butcher’s shop. My traffics have led me into strange places. Men, how many, have broken from the wall and come to me. I have only to hold my hand up. Straight as a dart they have come to the place of assignation—perhaps a chair on a balcony, perhaps a shop at a street corner. The torments, the divisions of your lives have been solved for me night after night, sometimes only by the touch of a finger under the tablecloth as we sat dining—so fluid has my body become, forming even at the touch of a finger into one full drop, which fills itself, which quivers, which flashes, which falls in ecstasy.
’I have sat before a looking-glass as you sit writing, adding up figures at desks. So, before the looking-glass in the temple of my bedroom, I have judged my nose and my chin ; my lips that open too wide and show too much gum. I have looked. I have noted. I have chosen what yellow or white, what shine or dullness, what loop or straightness suits. I am volatile for one, rigid for another, angular as an icicle in silver, or voluptuous as a candle flame in gold. I have run violently like a whip flung out to the extreme end of my tether. His shirt front, there in the corner, has been white ; then purple ; smoke and flame have wrapped us about ; after a furious conflagration—yet we scarcely raised our voices, sitting on the hearth-rug, as we murmured all the secrets of our hearts as into shells so that nobody might hear in the sleeping house, but I heard the cook stir once, and once we thought the ticking of the clock was a footfall—we have sunk to ashes, leaving no relics, no unburnt bones, no wisps of hair to be kept in lockets such as your intimacies leave behind them. Now I turn grey ; now I turn gaunt ; but I look at my face at midday sitting in front of the looking-glass in broad daylight, and note precisely my nose, my chin, my lips that open too wide and show too much gum. But I am not afraid.’
I do not temper my beauty with meanness lest it should scorch me.
j’ai du mal avec cette phrase, parce que je me sens obligée de placer le mot "avarice" (meanness) mais si je remplace ce mot, ça s’organise mieux (le dictionnaire des antonymes me sert autant que celui des synonymes)
un gros souci avec le stuff de
it is made of stuff
pour moi c’est un mot très oral
je vois Jinny faire le geste avec ses mains, des trucs, des trucs lourds, des trucs concrets, des vrais trucs
du palpable, pas des idées en l’air, des théories, des trucs qu’on peut sentir, toucher, goûter, jeter, lancer, des trucs quoi
si je traduis par "trucs", c’est un peu faible
par "choses", ça ne va pas non plus, c’est trop mou trop flou
"objets" pourrait donner un côté bric-à-brac intéressant, mais c’est aussi très "mathématique", "géométrique", objet, très mesurable au sens technique (cosinus tangente et assimilé)
je cherche longtemps
The scrannel beauties of your roof-tops repel me
je possède tous les mots (au sens comprendre) de cette phrase sauf scrannel
je trouve des synonymes à ce mot : harsh ; unmelodious
ou (archaic) slight ; thin ; lean ; poor
ce qui me donne plusieurs voies possibles
le sens de désagréable à l’oreille
ou le sens de maigre
(manque de chance, je ne connais aucun adjectif en français qui sache dire maigre et pénible à écouter en même temps) (damned)
ce serait à moi de choisir, soit la piste du son, soit celle de la vue
je tente d’abord le son
beauté discordante, dissonante, disharmonieuse
pourquoi pas oui, mais j’ai une réserve
l’expression "beauté discordante" ou "beauté dissonante" sonne bien
c’est beau, et c’est bien ça le problème
ce n’est pas dissonant (donc, ça ne marche pas, il faut qu’on sente la répulsion de Jinny, elle dit "cette beauté repel me")
je tente "beauté grinçante"
là ça va mieux, mais quelque chose cloche
j’essaye la vue, et là ça semble s’éclaircir
surtout avec ce qui suit dans le texte, cette farandole de personnages, ce défilé de mannequins
Men and women, in uniforms, wigs and gowns, bowler hats and tennis shirts beautifully open at the neck, the infinite variety of women’s dresses (I note all clothes always) delight me
(je parierais que lorsque Jinny était petite sa page préférée du dictionnaire était celle en couleur, tout à la fin, avec les costumes dessinés à travers les âges)
j’ai trouvé "ma solution", mais comme je suis curieuse comme une chèvre (disait mon institutrice de cp), je vais espionner ce qu’ont fait les autres
Michel Cusin : "La beauté discordante du faîtage des toits me rebute."
(zut, un point pour le son)
Cécile Wajsbrot : "La beauté discordante de tes toits me rebute."
(deux points) (mon visage s’allonge)
Marguerite Yourcenar : "Je ne m’attendris pas sur la squelettique beauté du profil des toits."
(ah, MY est comme moi, c’est la vue qui prime) (mais pour ce qui est de la répulsion, non) (et puis si VW avait voulu utiliser skeletal ou bones, elle l’aurait fait sans se gêner, elle l’a déjà pris en amont, pour qualifier des racines, et aussi la structure d’une église)
my lips that open too wide and show too much gum
la répétition de "trop" (mes lèvres qui s’ouvrent trop et montrent trop les gencives) n’est pas heureuse
je décide de me passer d’un too
cette expression est répétée deux fois dans le paragraphe, elle doit être assurée, tenir la route
(et si je mets deux "trop", je trouve que c’est un de trop)
la phrase la plus difficile
after a furious conflagration—yet we scarcely raised our voices, sitting on the hearth-rug, as we murmured all the secrets of our hearts as into shells so that nobody might hear in the sleeping house, but I heard the cook stir once, and once we thought the ticking of the clock was a footfall—we have sunk to ashes, leaving no relics, no unburnt bones, no wisps of hair to be kept in lockets such as your intimacies leave behind them
d’abord elle est très longue
ensuite il faut composer avec des verbes qui risquent de se répéter comme entendre
et puis il y a le terme intimacies
et puis j’ai le problème des deux but à la fin
but I look at my face
et
But I am not afraid
très rapprochés
et en français j’ai le sentiment qu’ils s’annulent l’un l’autre
(je décide d’éluder le premier)
quand même, Jinny, cette Jinny
si sincère
sans masque
capable de décrire facilement, au choix, des vêtements, son miroir, un orgasme
(so fluid has my body become, forming even at the touch of a finger into one full drop, which fills itself, which quivers, which flashes, which falls in ecstasy)
des stuffs donc
ces signes qui la font tenir, qui font qu’elle est la reine du bal
les hommes sortent des murs pour s’approcher, et tout est résolu, les tourments, les questions, rien ne l’atteint
(mais le tic-tac de la pendule, mais les cheveux gris, mais les joues amaigries
elle dit qu’elle n’a pas peur
alors c’est nous qui avons peur pour elle, but)
– ma proposition
« Je vois ce qui est devant moi, dit Jinny. L’écharpe, les taches couleur de vin. Ce verre. Ce pot de moutarde. Cette fleur. J’aime ce qui se touche, ce qui se goûte. J’aime quand la pluie se change en neige et qu’elle devient palpable. Comme je suis téméraire, et bien plus courageuse que vous, je ne retiens pas ma beauté en l’économisant, de peur qu’elle ne me brûle. Je l’avale en entier. Elle est faite de chair ; elle est faite de matière. Mon imagination est celle du corps. Sa vision n’est pas finement tissée de blanc et de pureté, comme celle de Louis. Je n’aime pas tes chats maigres, tes cheminées toutes crevassées. La beauté famélique de tes toits me répugne. Les hommes et les femmes, en uniforme, perruques et toges, chapeaux melon, chemises de sport joliment ouvertes au niveau du col, l’infinie variété des robes de femmes (je remarque toujours tous les vêtements) font mon ravissement. Je tourbillonne avec eux, allant, venant, entrant, sortant, dans les chambres, les couloirs, ici, là, partout, où qu’ils aillent. Cet homme examine le sabot d’un cheval. Celui-ci ouvre les tiroirs de sa collection privée. Je ne suis jamais seule. Tout un régiment m’accompagne. Ma mère a dû suivre le son des tambours, et mon père l’océan. Je suis comme le petit chien dans la rue, trottinant derrière la fanfare, mais qui s’arrête pour renifler un tronc, sentir une tache brune, puis soudain traverse la route, croise un bâtard et lève la patte tout en humant le délicieux fumet qui sort de la boucherie. Mes itinéraires m’ont emmenée dans des lieux insolites. Des hommes, je ne sais combien, se sont détachés du mur pour venir à moi. Je n’ai eu qu’à lever la main. Directement, rapides comme des flèches, ils sont venus, là où je l’ai ordonné — une chaise sur un balcon, ou une boutique au coin de la rue. Les tourments et les déchirures de vos vies, moi j’ai pu les résoudre, nuit après nuit, parfois rien qu’en frôlant une main sous une nappe, le temps d’un dîner – mon corps est si fluide que le simple contact d’un doigt suffit à le changer en une seule goutte, qui s’emplit, qui frissonne, vacille, tombe en extase.
Je me suis assise devant le miroir comme tu le fais pour écrire et additionner des chiffres à ton bureau. Ainsi, devant la glace, dans ce temple qu’est ma chambre, j’ai évalué mon nez et mon menton ; mes lèvres qui s’ouvrent trop grand, découvrant les gencives. J’ai observé. J’ai constaté. J’ai choisi quel jaune, quel blanc, brillant ou mat, bouclé ou lisse, peut s’accorder. Je suis versatile pour l’un, rigide pour l’autre, anguleuse comme une stalactite d’argent, ou aussi voluptueuse que la flamme dorée d’une bougie. J’ai couru violemment, comme un fouet claque et se déplie, jusqu’au bout de ma longe. Le haut de sa chemise, là dans le recoin, était blanche ; et puis violette ; la fumée et les flammes nous ont enveloppés tous les deux ; après un embrasement furieux — pourtant nous élevions à peine la voix, installés sur le tapis de la cheminée, tandis que nous murmurions les secrets de nos cœurs comme dans le creux d’un coquillage pour que personne n’entende, et la maison dormait, mais une fois j’ai surpris un bruit, on remuait dans la cuisine, et une autre fois nous avons pris le tic-tac de l’horloge pour des pas qui venaient –, nous sommes tombés en cendres, ne laissant aucune relique, aucun os à moitié calciné, aucune mèche de cheveux à garder dans un médaillon comme ceux que vos moments intimes laissent derrière eux. Maintenant je deviens grise ; maintenant je me décharne ; je regarde mon visage, assise face au miroir, à midi, en pleine lumière, j’observe avec précision mon nez, mon menton, mes lèvres qui s’ouvrent trop grand, découvrant les gencives. Mais je n’ai pas peur. »
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( work in progress )
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Messages
1. journal de bord des Vagues -155 ["Mon imagination est celle du corps."], 14 décembre 2023, 19:48, par brigitte celerier
me passionne - fais des allers et retours entre tes problèmes et ta traduction pour voir comment tu as émergé...
1. journal de bord des Vagues -155 ["Mon imagination est celle du corps."], 15 décembre 2023, 08:22, par C Jeanney
merci Brigitte (heureusement je ne mets pas tous les points où j’achoppe, sinon le billet serait plus long qu’un jour sans pain ^^) (je suis contente de savoir que ça te plaît, parce que c’est comme tout, quand on est dedans on se demande (à force d’être un peu obnubilée quand même) si on ne fatigue pas tout le monde avec cette idée fixe qu’est cette traduction) (alors donc, je continue !)
2. journal de bord des Vagues -155 ["Mon imagination est celle du corps."], 18 décembre 2023, 03:48, par Geneviève Catta
J’adore chacune de ces entrées de votre journal de bord…
1. journal de bord des Vagues -155 ["Mon imagination est celle du corps."], 18 décembre 2023, 08:19, par C Jeanney
Merci Geneviève !
(j’avoue que je commence à ne plus savoir comment commencer, à force de dire "c’est dur", "c’est difficile", "passage ardu", "pas simple aujourd’hui", etc :-))