TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -160 ["Une clarté mystérieuse, dit Louis"]

samedi 23 décembre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(les six personnages retrouvent la notion de présent, et se séparent en groupes de deux, c’est surtout Rhoda et Louis qui parlent, mais cette fois-ci ils n’échangent pas en aparté comme précédemment)

 le passage original

’The flower,’ said Bernard, ’the red carnation that stood in the vase on the table of the restaurant when we dined together with Percival, is become a six-sided flower ; made of six lives.’
’A mysterious illumination,’ said Louis, ’visible against those yew trees.’
’Built up with much pain, many strokes,’ said Jinny.
’Marriage, death, travel, friendship,’ said Bernard ; ’town and country ; children and all that ; a many-sided substance cut out of this dark ; a many-faceted flower. Let us stop for a moment ; let us behold what we have made. Let it blaze against the yew trees. One life. There. It is over. Gone out.’
’Now they vanish,’ said Louis. ’Susan with Bernard. Neville with Jinny. You and I, Rhoda, stop for a moment by this stone urn. What song shall we hear now that these couples have sought the groves, and Jinny, pointing with her gloved hand, pretends to notice the water-lilies, and Susan, who has always loved Bernard, says to him, "My ruined life, my wasted life" ? And Neville, taking Jinny’s little hand, with the cherry-coloured finger-nails, by the lake, by the moonlit water, cries, "Love, love," and she answers, imitating the bird, "Love, love" ? What song do we hear ?’
’They vanish, towards the lake,’ said Rhoda. ’They slink away over the grass furtively, yet with assurance as if they asked of our pity their ancient privilege—not to be disturbed. The tide in the soul, tipped, flows that way ; they cannot help deserting us. The dark has closed over their bodies. What song do we hear—the owl’s, the nightingale’s, the wren’s ? The steamer hoots ; the light on the electric rails flashes ; the trees gravely bow and bend. The flare hangs over London. Here is an old woman, quietly returning, and a man, a late fisherman, comes down the terrace with his rod. Not a sound, not a movement must escape us.’
’A bird flies homeward,’ said Louis. ’Evening opens her eyes and gives one quick glance among the bushes before she sleeps. How shall we put it together, the confused and composite message that they send back to us, and not they only, but many dead, boys and girls, grown men and women, who have wandered here, under one king or another ?’
’A weight has dropped into the night,’ said Rhoda, ’dragging it down. Every tree is big with a shadow that is not the shadow of the tree behind it. We hear a drumming on the roofs of a fasting city when the Turks are hungry and uncertain tempered. We hear them crying with sharp, stag-like barks, "Open, open." Listen to the trams squealing and to the flashes from the electric rails. We hear the beech trees and the birch trees raise their branches as if the bride had let her silken nightdress fall and come to the doorway saying, "Open, open."’
’All seems alive,’ said Louis. ’I cannot hear death anywhere to-night. Stupidity, on that man’s face, age, on that woman’s, would be strong enough, one would think, to resist the incantation, and bring in death. But where is death to-night ? All the crudity, odds and ends, this and that, have been crushed like glass splinters into the blue, the red-fringed tide, which, drawing into the shore, fertile with innumerable fish, breaks at our feet.’



la phrase ’Built up with much pain, many strokes,’ said Jinny est en soi une énigme

qu’est-ce que j’y vois ? de la violence, de l’agitation, du travail (...)
tout va dépendre de ce que je crois décrypter dans ce passage

il arrive (ce passage) après un mouvement descendant
le présent est revenu, a été retrouvé, s’est remis en marche
avec le présent, c’est la vie qui revient
mais "la vie" c’est un concept bien large (j’allais dire bien vague)
noirceur, couleurs, de quelle vie parle-t-on ici
j’ai un indice plus loin :
’I cannot hear death anywhere to-night.
et encore : But where is death to-night ?
c’est bien de vie qu’il s’agit, et pas de mort

la mort n’est pas là, on ne l’entend pas, elle n’est pas au rendez-vous
ni dans la guerre
(ici dans We hear a drumming on the roofs of a fasting city when the Turks are hungry and uncertain tempered, qu’on pourrait rapprocher du siège de Constantinople)
ni dans la bêtise, ni dans l’âge
(Stupidity, on that man’s face, age, on that woman’s, would be strong enough, one would think, to resist the incantation, and bring in death.)
et c’est justement dans cette phrase qu’il y a ce mot : "incantation"
tout ce qui se passe ici a à voir avec une incantation à la vie

alors, est-ce que dans ’Built up with much pain, many strokes,’, Jinny parle de coups, de tristesse, de blessures ? je n’en suis pas certaine
j’y vois plutôt de l’obstination face aux obstacles
ce qui est "Built up", construit, c’est la fleur à six faces, six faces comme six vies, leurs six vies
(a six-sided flower ; made of six lives)
— cette fleur, déjà décrite auparavant dans Les Vagues, possédait sept faces lorsque Percival était vivant et, puisqu’il est mort, n’en a plus que six —

c’est donc par ce que je perçois que je vais traduire cette phrase
’Built up with much pain, many strokes,’ said Jinny.
je vais devoir trouver ma solution
comme ça a été le cas aussi pour Michel Cusin qui l’a traduite par :
"Édifiée avec beaucoup de mal, beaucoup de retouches, dit Jinny"
et pour Cécile Wajsbrot :
"Faite de nombreuses douleurs, de nombreux coups, dit Jinny"
et pour Marguerite Yourcenar :
"Elle est faite de bien des couleurs, de bien des efforts, dit Jinny"

c’est qu’à eux deux, les mots pain et strokes possèdent de nombreux sens
rien que pour stroke, entre caresse et congestion cérébrale, il y a du choix

en tout cas, je ne sais pas si je peux trouver un exemple aussi clair d’une phrase si courte traduite si différemment

(c’est pourquoi je trouve ça toujours aussi sidérant que des phrases de VW soient citées en français sans qu’on évoque leur traduction, surtout dans des colloques, des conférences entre universitaires, c’est comme si on étudiait les couleurs chez Cézanne à partir d’une photo de reproduction sur carte postale d’une de ses natures mortes aux pommes)

je ne savais pas que j’aurais un tel problème de ponctuation
le paragraphe de Louis
(qui va de ’Now they vanish,’ said Louis à What song do we hear ?’)
est une seule question
mais la traduction rend difficilement cette intonation, cette interrogation, tenue si longuement
j’ai deux options
soit j’ajoute des points d’interrogation pour bien montrer que la question tient tout le paragraphe
soit j’en enlève pour n’en garder qu’un seul à la fin
(ce qui change quand même la tonalité des phrases, qui au lieu d’être interrogatives deviennent pensives)
a priori la première option me semble plus "exacte"
mais il y a aussi la possibilité de déplacer les parties entre guillemets pour qu’elles ne soient pas accolées au point d’interrogation, ce qui évite l’erreur de croire que ce qui est dit entre guillemets est une question
(je ne veux pas cafter, mais une des trois traductions publiées écrit : "Amour, amour ?" — alors que ce devrait être "Amour, amour" ? puisque c’est bien "Love, love" ? dans le texte)
je tente, j’ajoute un point d’interrogation, je déplace un pan de phrase, et j’ai l’impression en me relisant qu’on peut saisir que la question tient tout le paragraphe, même si c’est un peu du bricolage (un mot que Philippe Aigrain aimait beaucoup, donc ce n’est pas forcément très négatif dans mon esprit) (un mot qui dit que ça travaille)

oui ça travaille
eux six travaillent dans cette grande machinerie vivante, mouvante
ils vont continuer de se parler, de s’observer, de se dire

je réalise que ce chapitre là
— après le précédent où chaque personnage tenait son monologue dans la durée, comme une grande vague // et avant le suivant qui ne sera qu’une vague unique, celle de Bernard —
est fait de tissage et tressage de vaguelettes où tous s’expriment, alternativement, de façon courte ou longue, se répondant ou pas, un bruissement collectif où toutes les différences existent mais brassées, assemblées
comme si eux-mêmes, tous les six, avaient été crushed like glass splinters into the blue, the red-fringed tide, which, drawing into the shore, fertile with innumerable fish

j’ai un souci avec odds and ends, this and that
dans All the crudity, odds and ends, this and that, have been crushed like glass splinters
"odds and ends", par son jeu de sonorités, mène facilement à "bric-à-brac"
mais en français dans la phrase ça sonne étrangement
c’est peut-être dû au niveau de langage qui est comme "mal conçu"
je tente de trouver autre chose

— et je me dis que ce passage n’est pas simple à lire en français
(mais est-il plus simple à lire en anglais pour un anglais ? je ne sais pas)


 ma proposition

« La fleur, dit Bernard, l’œillet rouge dans son vase, à la table du restaurant où nous sommes venus avec Percival, est maintenant une fleur à six faces ; faite de six vies. »
« Une clarté mystérieuse, dit Louis, ici contre les ifs. »
« Faite de tant d’efforts, et de si nombreux gestes », dit Jinny.
« Mariage, mort, voyages, amitié, dit Bernard ; ville et campagne ; les enfants et tout le reste ; une matière faite de pans multiples se détache de l’obscurité ; une fleur avec toutes ses facettes. Arrêtons-nous un instant ; prenons le temps de regarder ce que nous avons fait. Et laissons-le flamber contre les ifs. Une vie. Là-bas. C’est fini. Ça s’en va. »
« Ils s’éclipsent à présent, dit Louis. Susan avec Bernard. Neville avec Jinny. Restons toi et moi, Rhoda, près de l’urne de pierre. Quel chant va-t-on entendre à présent que ces couples rejoignent les bosquets, que Jinny montre de sa main gantée les nénuphars en prétendant les découvrir, et que Susan, qui aime Bernard depuis toujours, lui dit : "Ma vie gâchée, ma vie dilapidée" ? Quand saisissant la petite main aux ongles cerise de Jinny, près du lac, au bord de l’eau éclairée par la lune, Neville crie : "Amour, amour", et qu’elle répond : "Amour, amour", imitant un oiseau ? Quel chant va-t-on entendre ? »
« Ils disparaissent derrière le lac, dit Rhoda. Ils se déplacent dans l’herbe furtivement, mais avec assurance, comme s’ils savaient qu’ils pouvaient exiger de notre compassion leur ancien privilège – qu’on ne les dérange pas. Les penchants de l’âme suivent cette pente, c’est ainsi ; ils ne peuvent pas s’empêcher de nous abandonner. L’obscurité s’est refermée sur leurs corps. Quel chant va-t-on entendre – celui du hibou, du rossignol, du roitelet ? La sirène du bateau à vapeur mugit ; la lumière cille sur les rails électriques ; avec gravité, les arbres se courbent et penchent. Une lueur plane au-dessus de Londres. Voici une vieille femme qui rentre d’un pas tranquille, et là un homme s’attarde, c’est un pêcheur avec sa canne, il descend de la terrasse. Aucun son, aucun mouvement ne doivent nous échapper. »
« Un oiseau rentre au nid, dit Louis. Le soir ouvre les yeux et jette un œil dans les buissons avant de s’endormir. Comment pouvons-nous décoder le message confus, hétéroclite, qu’ils nous renvoient, eux tous, non seulement eux, mais aussi tant de morts, des garçons et des filles, des adultes, hommes et femmes qui se promenèrent ici, sous le règne d’un roi ou du suivant ? »
« Un poids est tombé dans la nuit, dit Rhoda, l’entraînant dans sa chute. Chaque arbre se grossit d’une ombre qui n’est pas celle de l’arbre derrière lui. On perçoit le son du tambour sur les toits d’une ville privée de nourriture où les Turcs affamés sont inquiets, incertains. Nous entendons leurs cris aigus, comme les feulements du cerf, "Ouvrez, ouvrez". Les tramways hurlent, les rails crépitent. Les branches des hêtres et des bouleaux s’agitent, et leurs branches s’écartent dans un froissement soyeux, comme si la mariée laissait tomber sa chemise devant la porte en disant "Ouvrez, ouvrez". »
« Tout semble vivre, dit Louis. Cette nuit, je n’entends la mort nulle part. La stupidité du visage de cet homme, la vieillesse sur celui de cette femme, seraient assez forts, pourrait-on croire, pour conjurer l’incantation et apporter la mort. Mais, où est la mort ce soir ? Toute la vulgarité, les menus détails, ceux-là ou d’autres, tout se retrouve broyé comme du verre et pulvérisé dans le bleu, la marée, son flot frangé de rouge qui, s’approchant du rivage et fertile d’innombrables poissons, se brise, juste à nos pieds. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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