journal de bord des Vagues -161 ["Maintenant, elles sont dans la lumière. Et elles ont des visages."]
mardi 26 décembre 2023, par
.
(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)
.
.
.
.
.
(les six voix continuent leur conversation, mais celles de Louis et Rhoda s’entendent par-dessus les autres )
– le passage original
’If we could mount together, if we could perceive from a sufficient height,’ said Rhoda, ’if we could remain untouched without any support—but you, disturbed by faint clapping sounds of praise and laughter, and I, resenting compromise and right and wrong on human lips, trust only in solitude and the violence of death and thus are divided.’
’For ever,’ said Louis, ’divided. We have sacrificed the embrace among the ferns, and love, love, love by the lake, standing, like conspirators who have drawn apart to share some secret, by the urn. But now look, as we stand here, a ripple breaks on the horizon. The net is raised higher and higher. It comes to the top of the water. The water is broken by silver, by quivering little fish. Now leaping, now lashing, they are laid on shore. Life tumbles its catch upon the grass. There are figures coming towards us. Are they men or are they women ? They still wear the ambiguous draperies of the flowing tide in which they have been immersed.’
’Now,’ said Rhoda, ’as they pass that tree, they regain their natural size. They are only men, only women. Wonder and awe change as they put off the draperies of the flowing tide. Pity returns, as they emerge into the moonlight, like the relics of an army, our representatives, going every night (here or in Greece) to battle, and coming back every night with their wounds, their ravaged faces. Now light falls on them again. They have faces. They become Susan and Bernard, Jinny and Neville, people we know. Now what a shrinkage takes place ! Now what a shrivelling, what an humiliation ! The old shivers run through me, hatred and terror, as I feel myself grappled to one spot by these hooks they cast on us ; these greetings, recognitions, pluckings of the finger and searchings of the eyes. Yet they have only to speak, and their first words, with the remembered tone and the perpetual deviation from what one expects, and their hands moving and making a thousand past days rise again in the darkness, shake my purpose.’
’Something flickers and dances,’ said Louis. ’Illusion returns as they approach down the avenue. Rippling and questioning begin. What do I think of you—what do you think of me ? Who are you ? Who am I ?—that quivers again its uneasy air over us, and the pulse quickens and the eye brightens and all the insanity of personal existence without which life would fall flat and die, begins again. They are on us. The southern sun flickers over this urn ; we push off into the tide of the violent and cruel sea. Lord help us to act our parts as we greet them returning—Susan and Bernard, Neville and Jinny.’
’We have destroyed something by our presence,’ said Bernard, ’a world perhaps.’
’Yet we scarcely breathe,’ said Neville, ’spent as we are. We are in that passive and exhausted frame of mind when we only wish to rejoin the body of our mother from whom we have been severed. All else is distasteful, forced and fatiguing. Jinny’s yellow scarf is moth-coloured in this light ; Susan’s eyes are quenched. We are scarcely to be distinguished from the river. One cigarette end is the only point of emphasis among us. And sadness tinges our content, that we should have left you, torn the fabric ; yielded to the desire to press out, alone, some bitterer, some blacker juice, which was sweet too. But now we are worn out.’
’After our fire,’ said Jinny, ’there is nothing left to put in lockets.’
’Still I gape,’ said Susan, ’like a young bird, unsatisfied, for something that has escaped me.’
and thus are divided
c’est la solitude et la violence de la mort qui séparent Rhoda et Louis
mais pas l’un de l’autre
ils se trouvent séparés des autres
(les apartés entre eux, les dialogues qu’ils tiennent, leur relation, tout cela montre que la séparation n’est pas de leur fait, mais s’exerce entre le couple qu’eux forment (Rhoda et Louis) et le reste du groupe, Bernard, Susan, Jinny et Neville)
je décide d’en tenir compte pour traduire en levant l’ambiguïté
quelque chose d’important (important pour tout le passage) se tient dans
They still wear the ambiguous draperies of the flowing tide in which they have been immersed
je voudrais garder l’idée de draperies, et pourquoi pas le mot, ou tout du moins le verbe "draper"
mais parce que dans la famille mentale de ce mot se trouvent "drapeaux" ou "tentures", l’effet n’est pas aussi enveloppant que je le voudrais
j’ai l’idée de lambeaux, de limbes, de choses tissées sans bords, non délimitées
je peux peut-être insuffler cela avec ambiguous
bizarrement, cette phrase ne me semble pas compliquée comme d’autres
elle me donne plutôt l’impression de devoir contenir des ingrédients précis, avec un juste dosage, que je connais ces ingrédients, et qu’à force d’y penser, de laisser flotter les idées possibles, je peux "réussir" l’assemblage
avec cette phrase, j’ai la sensation que le temps agit pour traduire, que s’acharner, ou empoigner, peut servir par moment, mais que là c’est du calme et du laisser venir qu’il faut
(ce qui est finalement à l’image du texte, des silhouettes "indécidables" sortent de la marée, il faut les accueillir, c’est un processus lent)
Wonder and awe change as they put off the draperies of the flowing tide.
ici c’est le put off qui est un vrai problème
il s’agit d’ôter un vêtement, de s’en défaire
j’essaye beaucoup de verbes sans trouver ce qui me satisferait
le verbe qui me vient est toujours trop court, ou trop discret, il ne dit pas ce que je vois, ces silhouettes qui quittent un à un leurs lambeaux, ou qui les laissent tomber, qui ne les retiennent pas
elles avancent et la gravité travaille à leur place, les tissus tombent, retenus par l’eau
Marguerite Yourcenar traduit par
"Ils n’inspirent plus l’émerveillement ni la crainte, dès qu’ils ont laissé tomber les ondoyantes draperies des vagues."
(c’est l’idée, mais je ne suis pas d’accord avec ondoyantes, avec vagues, donc ça ne m’aide pas beaucoup)
Cécile Wajsbrot :
"Ils ôtent leurs draperies et l’émerveillement, l’horreur se transforment."
(là c’est la construction qui ne me va pas)
Michel Cusin ! :
"L’émerveillement et la terreur changent lorsqu’ils enlèvent les draperies de la marée montante."
(le verbe "enlever" ne me va pas, il est trop actif, il est une prise de décision, je ne le sens pas comme ça)
c’est quand même fou que trois traductions on ne peut plus respectables ne m’aillent pas
(je suis bien chafouine, capricieuse on dirait)
(mais bon, comme dirait quelqu’un que je ne respecte pas, "j’assume")
et je continue de chercher une/ma solution
je pense la trouver en faisant en sorte que ce ne soit pas eux qui agissent, mais le tissu qui se défasse, le tissu comme sujet
mais c’est trop radical, ils doivent rester sujets du verbe
par contre, ils peuvent "assister à l’évènement", sans en être réellement acteurs (je tente)
Now what a shrinkage takes place ! Now what a shrivelling, what an humiliation !
mon souci est le takes place
chaque verbe qui me vient allonge la phrase et l’affaisse ("est à l’œuvre", "est en marche", "se réalise", "s’opère")
c’est shrinkage qui doit être mis en lumière, c’est de ça qu’on parle
et mon choix pour la traduction de Now what a shrinkage takes place !
organise la suite, le Now what a shrivelling, what an humiliation !
l’importance est marquée par les points d’exclamation, je peux compter sur eux
je vois ces phrases (Now what a shrinkage takes place ! Now what a shrivelling, what an humiliation !) comme une déchirure, au sens propre, on prend un morceau de tissu, on l’arrache
ça doit être court, immédiat
autant la scène précédente, avec les formes indécises qui sortent de l’eau, était lente
autant ici c’est un éclair, une révélation, un coup sec, qui sidère, assomme, transperce
aussi je décide de faire "au plus brutal"
j’aime beaucoup Jinny’s yellow scarf is moth-coloured in this light
d’abord parce que moth, c’est la phalène, c’est-à-dire le premier titre qu’avait donné VW aux Vagues
ensuite, parce que cette phrase parle de Jinny
elle, la plus superficielle, la petite guerrière armée d’un bâton de rouge à lèvres et d’une houppette
peut-être le personnage le plus simple au premier regard, ou le moins torturé "visiblement"
qu’est-ce qui se cache sous la surface des choses
la figure de Jinny repose cette question ici, sans appuyer
on peut passer devant les arbres sans voir l’ombre des troncs
ne pas remarquer les lambeaux de la mer collés aux corps des vivants à la peine
prendre l’écharpe de Jinny pour un morceau de tissu jaune, décoratif, léger
il est si lourd
on ne sait rien
tout bouillonne dessous, tout est terriblement concret
Bernard, Neville, Rhoda, Susan et même Louis montrent les tourments sur leurs visages
Jinny doit les cacher
elle est plus "corps" que "pensée", donc plus friable
et pour moi c’est ce que raconte cette phrase
avec ce jaune couleur de papillon de nuit, indicible
– ma proposition
« Si nous pouvions monter ensemble, si nous pouvions observer d’assez haut, dit Rhoda, et demeurer intacts, et sans aucun appui – mais toi, qu’un faible bruit d’applaudissements mêlés de louanges et de rires bouleverse, et moi, sans cesse exaspérée par les compromissions du vrai, du faux que les lèvres prononcent, nous ne pouvons compter que sur la solitude et la violence de la mort, et cela nous sépare des autres. »
« Nous sépare à jamais, dit Louis. Nous avons renoncé aux étreintes dans les fougères, et à l’amour, l’amour au bord du lac, et nous nous tenons là, comme des conspirateurs qui se seraient écartés pour partager un quelconque secret auprès de l’urne. Mais à présent regarde, pendant que nous sommes là, une onde déferle à l’horizon. Le filet est soulevé, hissé, toujours plus haut. Jusqu’à toucher la surface de l’eau. L’eau se fend de reflets argentés, de poissons qui frétillent. Tantôt ils sautent ou ils se tordent, ils viennent s’échouer sur le rivage. La vie déverse le contenu de son filet sur l’herbe. Des silhouettes s’approchent de nous. Est-ce que ce sont des hommes, des femmes ? Elles sont encore drapées dans l’étoffe incertaine de la marée qui les noyait. »
« Et maintenant, dit Rhoda, en passant devant l’arbre, elles retrouvent leur stature naturelle. Ce ne sont que des hommes, que des femmes. L’enchantement et l’effroi se transforment à mesure qu’elles laissent glisser l’étoffe de la marée. La compassion revient tandis qu’elles émergent sous la clarté de la lune comme autant de vestiges d’une armée, elles qui nous représentent, qui s’en vont chaque nuit au combat (ici ou en Grèce), qui reviennent chaque nuit couvertes de blessures, le visage ravagé. Maintenant, elles sont dans la lumière. Et elles ont des visages. Elles redeviennent Susan et Bernard, Jinny et Neville, ceux que nous connaissons. Mais comme tout est rétréci ! Desséché, et avilissant ! De vieux frissons reviennent me transpercer, de haine et de terreur, tandis que les crochets qu’ils lancent m’agrippent ; les saluts qu’ils envoient, les signes de reconnaissance, leurs doigts qui happent, leurs yeux qui fouillent. Pourtant, il leur suffit d’ouvrir la bouche, avec les premiers mots, leur ton si familier, le décalage constant avec ce qu’on attend, les gestes de leurs mains qui sortent des ténèbres mille jours du passé, tout vient secouer ma détermination. »
« Quelque chose vibre et danse, dit Louis. Ils viennent, descendant l’avenue, et l’illusion renaît. Les vagues de questions reprennent. Qu’est-ce que je pense de toi — et que penses-tu de moi ? Qui es-tu ? Qui suis-je ? —, le malaise plane dans l’air à nouveau, le pouls s’accélère, le regard brille et toute la folie de l’existence individuelle, sans laquelle la vie retomberait ou se terminerait, reprend. Ils fondent sur nous. Le soleil du sud tombe sur l’urne et la fait scintiller ; nous sommes repoussés dans les eaux d’une mer violente, cruelle. Que Dieu nous vienne en aide pour que nous jouions notre rôle au moment de saluer leur retour – Susan et Bernard, Neville et Jinny.
« Nous avons détruit quelque chose par notre seule présence, dit Bernard, un monde peut-être. »
« Pourtant, nous respirons à peine, dit Neville, tant nous sommes fatigués. Nous sommes dans cet état d’esprit passif d’épuisement qui ne souhaite qu’une chose, retrouver le corps maternel dont il a été séparé. Tout le reste est détestable, forcé, et éreintant. Le jaune de l’écharpe de Jinny prend la couleur d’une phalène sous cette lumière ; et les yeux de Susan sont éteints. On nous distingue à peine du fleuve. Le bout rouge d’une cigarette est le seul point qui marque notre présence. Et la satisfaction de vous avoir quittés, d’avoir déchiré le tissu, se teinte de tristesse ; nous avons cédé au désir de presser, seuls, un jus plus amer, plus noir, et plus sucré aussi. Maintenant, nous sommes épuisés. »
« Après cet embrasement, dit Jinny, il ne reste plus rien à garder dans un médaillon. »
« Je reste bouche ouverte, dit Susan, comme l’oisillon, frustrée, attendant quelque chose qui m’échappe. »
.
( work in progress )
.
.
.
.
.
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</
Messages
1. journal de bord des Vagues -161 ["Maintenant, elles sont dans la lumière. Et elles ont des visages."], 26 décembre 2023, 19:19, par brigitte celerier
merveilleuse et passionnante recherche (te lisant à un moment je pensais "laisser tomber", contente que ce ne soit pas si loin de "laissent glisser" qui bien entendu est mieux, plus lent)
et que ce passage est beau !...
1. journal de bord des Vagues -161 ["Maintenant, elles sont dans la lumière. Et elles ont des visages."], 27 décembre 2023, 09:32, par C Jeanney
merci grand grand Brigitte ++++
(bon, les choses s’accélèrent, maintenant, dernier monologue avant le soleil sur la mer, puis le dernier chapitre qui s’annonce)
je n’en reviens pas d’être à ce stade du texte
et même si j’ai commencé il y a très très longtemps, je me dis "déjà ?"