journal de bord des Vagues -163 ["Les ténèbres déferlaient dans les rues"]
mardi 2 janvier 2024, par
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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)
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(après la conclusion de Bernard, la course du soleil au-dessus des vagues prend fin
c’est le dernier intermède)
– le passage original
Now the sun had sunk. Sky and sea were indistinguishable. The waves breaking spread their white fans far out over the shore, sent white shadows into the recesses of sonorous caves and then rolled back sighing over the shingle.
The tree shook its branches and a scattering of leaves fell to the ground. There they settled with perfect composure on the precise spot where they would await dissolution. Black and grey were shot into the garden from the broken vessel that had once held red light. Dark shadows blackened the tunnels between the stalks. The thrush was silent and the worm sucked itself back into its narrow hole. Now and again a whitened and hollow straw was blown from an old nest and fell into the dark grasses among the rotten apples. The light had faded from the tool-house wall and the adder’s skin hung from the nail empty. All the others in the room had overflown their banks. The precise brush stroke was swollen and lop-sided ; cupboards and chairs melted their brown masses into one huge obscurity. The height from floor to ceiling was hung with vast curtains of shaking darkness. The looking-glass was pale as the mouth of a cave shadowed by hanging creepers.
The substance had gone from the solidity of the hills. Travelling lights drove a plumy wedge among unseen and sunken roads, but no lights opened among the folded wings of the hills, and there was no sound save the cry of a bird seeking some lonelier tree. At the cliff’s edge there was an equal murmur of air that had been brushed through forests, of water that had been cooled in a thousand glassy hollows of mid-ocean.
As if there were waves of darkness in the air, darkness moved on, covering houses, hills, trees, as waves of water wash round the sides of some sunken ship. Darkness washed down streets, eddying round single figures, engulfing them ; blotting out couples clasped under the showery darkness of elm trees in full summer foliage. Darkness rolled its waves along grassy rides and over the wrinkled skin of the turf, enveloping the solitary thorn tree and the empty snail shells at its foot. Mounting higher, darkness blew along the bare upland slopes, and met the fretted and abraded pinnacles of the mountain where the snow lodges for ever on the hard rock even when the valleys are full of running streams and yellow vine leaves, and girls, sitting on verandas, look up at the snow, shading their faces with their fans. Them, too, darkness covered.
j’essaye par tous les bouts de m’en tenir à une seule virgule pour conserver le phrasé de
The waves breaking spread their white fans far out over the shore, sent white shadows into the recesses of sonorous caves and then rolled back sighing over the shingle.
mais je n’y arrive pas
par contre, essayer de m’y tenir m’empêche de trop morceler le mouvement
une phrase difficile :
There they settled with perfect composure on the precise spot where they would await dissolution.
et là non plus je n’arrive pas à respecter la ponctuation, ce qu’il faudrait pourtant
car en anglais pas de coupure, pas de choc, rien qui fasse accident, les feuilles posées là jusqu’à totale disparition
the worm sucked itself back into its narrow hole
on entendrait presque le bruit de succion en anglais (je rame un peu en tentant de trouver une équivalence, mais je crois que c’est peine perdue)
pour ce qui est de
The height from floor to ceiling was hung with vast curtains of shaking darkness
je veux absolument garder la construction de la phrase
tout comme dans
Black and grey were shot into the garden from the broken vessel that had once held red light.
plus haut
pour moi c’est le parcours de l’œil qui est inscrit, un peu comme le travail d’un cinéaste
dans The height from floor to ceiling [...] VW veut nous faire envisager la pièce dans toute sa hauteur avant de montrer les rideaux
et dans Black and grey were shot [...] c’est la même chose, on doit voir en premier le noir et le gris, avant de saisir leur origine, les tessons du vase
a cave shadowed by hanging creepers
quelque chose que je n’avais jamais remarqué : creeper (plante grimpante) est très proche, à la vue, à l’oreille, de creepy (effrayant)
et en français, "plantes grimpantes" (à part si on est allergique à la verdure) donne plutôt l’idée de jardin préservé, de treilles, de douceur bucolique, en tout cas une image plutôt amicale
je choisis de traduire par "plantes volubiles", même si "volubile" n’est pas effrayant (ce qui est bien dommage pour moi ici), il accentue un peu la sensation de quelque chose d’inarrêtable, de rapide, qui se répand en abondance
et comme ce mot vient en fin de paragraphe, je trouve (je ressens) qu’on ne le finit pas sur une note calme, mais sur un mouvement qu’on ne peut pas comprimer
Travelling lights drove a plumy wedge among unseen and sunken roads
je vois bien ce qui se passe, mais comment le rendre ?
il n’y a pas d’équivalent à plumy en français, pas d’adjectif pour le remplacer
je ne veux pas gommer l’existence de cette plume, parce que visuellement c’est ce qui se passe
ce sont des touches de clair obscur, et les recoins ne sont pas nets, ils sont plumy, un peu effilés, effilochés
et puis il y a travelling et drove, c’est-à-dire deux fois un mouvement, une avancée
mais est-ce que le mot "plume" est une bonne idée (surtout que si j’utilise "laisser des plumes" je tombe dans une expression qui n’a rien à faire là)
c’est le wedge qui est changé en plume, le coin, le recoin, quelque chose d’enfoncé, de calé, de bloqué
je rame, je rame (si je devais mettre à la suite tous mes essais et variations pour traduire cette phrase, j’aurais un texte long, très long)
finalement, après être passée par l’idée du duvet de l’oiseau, j’arrive au fil, à la ficelle, mais je sens bien que cette phrase-là est totalement work in progress, et que si je ne trouve pas d’autre solution, je devrais mettre dans ma poche avec mouchoir dessus ma volonté de garder "plume"
le dernier paragraphe contient 7 fois darkness
dans ma première version, là où arrive darkness, j’avais choisi de placer (sans y penser, ni les compter) 3 "ténèbres", une "obscurité" et 2 fois "elles" pour remplacer "ténèbres"
j’avais donc remplacé le mot par un pronom ou un synonyme naturellement, tant est ancré dans ma tête l’idée du "français qui n’aime pas la répétition"
même si mon paragraphe tient à peu près la route, je tente de le revoir/réécrire avec l’idée moi aussi d’utiliser aussi souvent que je peux "ténèbres"
pour que le mot fasse langue d’eau qui approche, reflux, écume dans la phrase, et qu’ajoutées les unes aux autres elles avancent en éventails de noirceur comme au début du texte elles déployaient du blanc
je crois que le blanc répété (white fans, white shadows) du premier paragraphe doit se retrouver à la fin fragmenté en de multiples couches de noir, lancinantes, inarrêtables
la nuit vue comme une vague de submersion
mais ensuite je requestionne ce mot, "ténèbres", et je réécris le paragraphe en répétant le mot "obscurité", puis simplement le mot "noir"
pour l’instant, c’est "ténèbres" qui me semble plus fort, parce qu’elles sont "elles", nombreuses peut-être ?
en fait, avec "noir" ou "obscurité" donc un singulier masculin, il y a un effet "coup de marteau"
alors que "ténèbres" se répand, s’infiltre, plurielles, comme si elles attaquaient de partout
— et c’est parce que je traduis que je réalise la symétrie, l’éventail blanc que les vagues laissent au début, qui se trouve avalé à la fin, dans l’éventail que les jeunes filles utilisent pour protéger leurs yeux, est-ce que je l’aurais vu si je l’avais lu uniquement ? —
ensuite arrivent les derniers mots et le verbe :
"couvraient" ou "recouvraient" ?
j’hésite longtemps
normalement je devrais traduire covered par "couvraient"
mais dans "recouvrir" le noir est en marche, le mouvement continue de s’étendre, sans limite
la nuit, la grande nuit est là
– ma proposition
Le soleil s’était maintenant couché. Ciel et mer étaient confondus. Les vagues en se brisant déployaient des éventails blancs au-delà du rivage et projetaient des ombres blanches dans les recoins de grottes sonores puis, s’enroulant sur elles-même, elles se retiraient en soupirant sur les galets.
L’arbre en secouant ses branches fit pleuvoir une nuée de feuilles. Là, elles se posaient parfaitement calmes, attendant à leur place précise la dissolution qui viendrait. Du noir et du gris irradiaient le jardin en provenance du vase brisé qui, autrefois, avait su retenir une lueur rouge. Des ombres sombres noircissaient les tunnels entre les tiges. La grive se taisait et le ver se laissait aspirer par l’étroitesse de son trou. De temps en temps, un brin de paille creux et blanchi, soufflé d’un ancien nid, tombait entre les herbes sombres parmi les pommes pourries. La lumière avait disparu du mur de la cabane à outils, et la peau de vipère vidée pendait, accrochée à son clou. Toutes les autres couleurs de la pièce débordaient leur contours. Le tracé précis du pinceau gonflait et chancelait ; armoires et chaises avaient fondues leurs ombres brunes en une seule masse, obscure, immense. Du plancher au plafond flottaient de grands rideaux tout secoués de noirceur. Le miroir était pâle comme l’entrée d’une grotte sous l’ombre de plantes volubiles.
La substance des collines avait perdu sa fermeté. Les lumières en changeant suivaient les recoins filandreux de routes cachées et submergées, mais aucune clarté ne passait entre les ailes repliées des collines, ni aucun son, sauf le cri d’un oiseau à la recherche d’un arbre solitaire. Au bord de la falaise, se mélangeaient à parts égales le murmure de la brise balayée de forêts et celui rafraîchi par les milliers de profondeurs vitreuses de l’océan.
Comme s’il y avait des vagues de ténèbres dans l’air, l’obscurité allait en avançant, couvrant les maisons, les collines, les arbres, telles les vagues de la mer qui viennent lécher les flancs d’un navire englouti. Les ténèbres déferlaient dans les rues, enveloppaient les silhouettes esseulées avant de les noyer ; elles effaçaient les couples enlacés dans l’ombre pluvieuse des ormes, feuillus comme en été. Les ténèbres déroulaient leurs vagues noires dans les allées herbeuses, sur la peau ridée du gazon, enveloppaient le buisson d’épines isolé et les coquilles d’escargot vides déposées à son pied. Et s’élevant toujours, les ténèbres en soufflant gagnaient les pentes dénudées de terres plus hautes, rencontraient les sommets usés, rongés de la montagne, là où la neige attend éternellement sur la roche dure, même lorsque les vallées regorgent du ruissellement des eaux et du jaune des feuilles de vigne, et que des jeunes filles, assises sous la véranda, lèvent les yeux pour regarder la neige, le visage à l’abri d’un éventail. Elles aussi, les ténèbres venaient les recouvrir.
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( work in progress )
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Messages
1. journal de bord des Vagues -163 ["Les ténèbres déferlaient dans les rues"], 2 janvier, 18:27, par brigitte celerier
au fond il faudrait traduire en anglais (pardon... sourire admiratif pour ton travail)
que j’aime tout le passage sur ténèbres, et le résultat
2. journal de bord des Vagues -163 ["Les ténèbres déferlaient dans les rues"], 2 janvier, 19:01, par chjeanney
Ah mais je serais incapable de traduire quoi que ce soit en anglais, héhé !
j’avance, j’avance, c’est besogneux mais j’avance. Merci Brigitte, c’est si encourageant tes commentaires !