journal de bord des Vagues -167 ["ce bruit quand les oiseaux s’envolent !"]
vendredi 12 janvier 2024, par
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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)
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(c’est la suite du repas que Bernard partage avec un convive inconnu à qui il montre une à une, comme dans une sorte d’album virtuel, les images de sa vie)
– le passage original
’And the long skirts of the masters’ wives would come swishing by, mountainous, menacing ; and our hands would fly to our caps. And immense dullness would descend unbroken, monotonous. Nothing, nothing, nothing broke with its fin that leaden waste of waters. Nothing would happen to lift that weight of intolerable boredom. The terms went on. We grew ; we changed ; for, of course, we are animals. We are not always aware by any means ; we breathe, eat, sleep automatically. We exist not only separately but in undifferentiated blobs of matter. With one scoop a whole brakeful of boys is swept up and goes cricketing, footballing. An army marches across Europe. We assemble in parks and halls and sedulously oppose any renegade (Neville, Louis, Rhoda) who set up a separate existence. And I am so made that, while I hear one or two distinct melodies, such as Louis sings, or Neville, I am also drawn irresistibly to the sound of the chorus chanting its old, chanting its almost wordless, almost senseless song that comes across courts at night ; which we hear now booming round us as cars and omnibuses take people to theatres. (Listen ; the cars rush past this restaurant ; now and then, down the river, a siren hoots, as a steamer makes for the sea.) If a bagman offers me snuff in a train I accept. I like the copious, shapeless, warm, not so very clever, but extremely easy and rather coarse aspect of things ; the talk of men in clubs and public-houses, of miners half naked in drawers—the forthright, perfectly unassuming, and without end in view except dinner, love, money and getting along tolerably ; that which is without great hopes, ideals, or anything of that kind ; what is unassuming except to make a tolerably good job of it. I like all that. So I joined them, when Neville sulked or Louis, as I quite agree sublimely, turned on his heel.
’Thus, not equally by any means or with order, but in great streaks my waxen waistcoat melted, here one drop, there another. Now through this transparency became visible those wondrous pastures, at first so moon-white, radiant, where no foot has been ; meadows of the rose, the crocus, of the rock and the snake too ; of the spotted and swart ; the embarrassing, the binding and tripping up. One leaps out of bed, throws up the window ; with what a whirr the birds rise ! You know that sudden rush of wings, that exclamation, carol and confusion ; the riot and babble of voices ; and all the drops are sparkling, trembling, as if the garden were a splintered mosaic, vanishing, twinkling ; not yet formed into one whole ; and a bird sings close to the window. I heard those songs. I followed those phantoms. I saw Joans, Dorothys, Miriams, I forget their names, passing down avenues, stopping on the crest of bridges to look down into the river. And from among them rise one or two distinct figures, birds who sang with the rapt egotism of youth by the window ; broke their snails on stones, dipped their beaks in sticky, viscous matter ; hard, avid, remorseless ; Jinny, Susan, Rhoda. They have been educated on the east coast or on the south coast. They had grown long pigtails and acquired the look of startled foals, which is the mark of adolescence.
c’est toujours aussi difficile
j’ai l’impression d’être un cheval de trait forcé au saut d’obstacles
chaque mot, chaque phrase est une question, un problème à résoudre
chaque mot donne accès à un autre mot, des dominos, et il ne faut pas s’emmêler les pinceaux dans les distances, sinon ils tombent sans se toucher, n’importe comment
par exemple
que faire du scoop (cuillère à glace, pelle, louche) dans
With one scoop a whole brakeful of boys is swept up and goes cricketing, footballing
il faut le rapprocher, c’est un écho, de la spoon que plonge Bernard dans le liquide de ses souvenirs pour remonter à la surface le portrait de Louis
mais ce n’est pas une cuillère, c’est plus large
parce que ce que l’on attrape est large, c’est une masse de gens, une foule de corps qui vont "criketer" et "footballer" (à chaque fois un seul mot en anglais, que le français va traduire en longueur et donc priver de sa rapidité de mouvement)
aussi le souci de sedulously
dans sedulously oppose any renegade
chaque synonyme que je choisis ("avec soin", "avec application", "méticuleusement", "diligemment", "avec zèle"), est soit très long et menace l’équilibre de la phrase, soit s’accompagne de "avec", et il faut être parcimonieux avec les avec, ces petites briquettes qui font articulation entre les mots, si utiles mais qui perdent parfois, qui compliquent
c’est sans doute la phrase qui me demande le plus de travail cette
We assemble in parks and halls and sedulously oppose any renegade (Neville, Louis, Rhoda) who set up a separate existence
en français arrive le "nou-nou" de "nous nous rassemblons" et il me navre un peu (auditivement)
on y sent pas le mouvement collectif, cette vague de gens qui entrent en communion comme à un concert de rock, à un meeting
cette phrase fait "corps" dans le sens où elle refuse la virgule, le haché, il y a juste l’interruption de la parenthèse qui vient là comme une sorte d’aparté, du style "entre nous, vous voyez de qui je parle"
(ce que je trouve comme solution me semble très work in progress, donc à revoir au moment de la relecture totale)
je dois trouver quelque chose pour les courts de across courts at night, les qualifier
je vois un espace large, urbain et les cours me semblent petites, d’autant que c’est un petit mot, pour rendre l’étendue en sorte de surplomb dans la ville (et puis il y a l’homophonie cour, cours, court qui n’aide pas)
je tente "cours d’immeubles" mais ça ne me va pas
je choisis de changer ce mot, pour qu’il donne l’idée d’un son qui s’infiltre partout
(c’est autoritaire, mais que Marguerite Yourcenar, qui modifie quand ça l’arrange et bien plus drastiquement que moi, vienne me jeter la première pierre)
j’oublie de parler du début avec ce mountainous
j’aimerais trouver un terme qui montre le gigantisme et l’escalade, donc qui porte avec lui, en lui, cette montagne, mais je ne trouve pas
je me contente donc du sens figuratif du mot, sans le visuel qu’il contient
et dans that leaden waste of waters
je voudrais m’appuyer sur le mot "plomb", sens premier de leaden (son sens figuratif veut dire "pesant"), mais je ne suis pas sûre de l’effet obtenu, "le plomb de cette étendue d’eau", "l’étendue de plomb des eaux", "l’étendue plombée des eaux", "l’étendue d’eaux plombées", tout sonne presque creux, ou vain, une fois inséré dans la totalité de la phrase
je crois que c’est à cause du son, le "on" de "aileron" s’accorde mal avec le "on" de plomb", ou bien c’est la répétition de plusieurs "on" qui donne un effet remâchage, comme si la phrase piétinait au lieu de filer, de couler, comme elle devrait le faire, en longue grisaille de lourdeur
je décide donc de me tourner vers leaden/pesant, mais quel dommage (parce que visuellement, je l’avais bien en tête ce plomb, sa couleur et son poids)
j’ai un souci avec bagman dans If a bagman offers me snuff in a train I accept
je pense d’abord à un coursier, à un représentant de commerce, à cause du bag
mais je trouve la bonne définition, bagman : a staff assistant to a senior police officer (such as a Detective Sergeant for a Detective Inspector) (je tente de m’en approcher)
d’un autre ordre, le souci de
the forthright, perfectly unassuming, and without end in view except dinner, love, money and getting along tolerably ; that which is without great hopes, ideals, or anything of that kind ; what is unassuming except to make a tolerably good job of it.
j’ai plusieurs options pour the forthright
soit "la franchise", soit "ce qui est franc", soit "ceux qui sont francs"
et sachant que je dois retomber sur mes pattes avec la suite, le them de So I joined them, je dois garder ce qui s’organise au mieux
et puis cette difficulté de bien rendre ce qui se passe, le mouvement de la précision d’un détail à l’envolée
l’intrication de la métaphore en tant qu’objet concret dans le déroulé de la langue
l’oiseau qui se métamorphose en femmes puis en groupe précis, Jinny, Susan et Rhoda, puis redevient oiseau au travail, à piqueter les coquilles d’escargot ou attraper des lombrics, puis se change encore en jeune cheval craintif
c’est une écriture morphing, aucune ligne n’est arrêtée ni figée
on trace la ligne d’un pont et elle se poursuit au loin pour se tordre en un autre paysage, et c’est pareil avec les silhouettes, comme voir à l’œil nu les modifications de formes et de textures s’effectuer rien qu’en les nommant, un nouveau nom et la forme suit le changement, pâte à modeler
par exemple
’Thus, not equally by any means or with order, but in great streaks my waxen waistcoat melted, here one drop, there another. Now through this transparency became visible those wondrous pastures
ici un autre écho (comme pour spoon et scoop)
entre "deux cires"
mais la déformation est bien plus grande
la première fois qu’elle apparaissait, la cire enrobait la colonne vertébrale dans ce passage
maintenant elle est la matière même du vêtement que porte Bernard, my waxen waistcoat
le waistcoat est un gilet très serré, qui fait comme un plastron, un corset (j’hésite d’ailleurs à employer le mot "plastron" pour montrer comme c’est près du corps, pas un gilet en lainage irlandais aux mailles lâches, mais le gilet d’un costume croisé, sanglé)
une coque tailladée, et fondue par endroit, qui laisse maintenant des ouvertures
au travers desquelles voir des pâturages, wondrous pastures
c’est toute l’écriture de VW de découper les aplats installés et de se demander sans cesse "mais qu’y a-t-il dessous ?"
(je tente plusieurs formulations, mais je ne peux pas m’empêcher d’ajouter un mot, pour suggérer l’apparition soudaine de ces "trouées" qui laissent passer la vue)
j’essaie vraiment de faire au mieux
je me reconnais tout à fait dans to make a tolerably good job of it
il y a aussi cette partie qui me questionne
meadows of the rose, the crocus, of the rock and the snake too ; of the spotted and swart ; the embarrassing, the binding and tripping up
ça semblerait plus logique/simple/attendu de traduire meadows of the rose par "champs de roses" (et ensuite de continuer en imposant un pluriel qui n’existe pas, "champs de roses, de crocus, de rochers, de serpents")
mais en conservant l’article défini, "la" rose, "le" crocus etc., arrive un effet "lieu-dit", le nom d’un lieu qui n’est pas assimilable aux autres, "ce" champ de la rose n’est pas un champ de roses qui existerait en plusieurs exemplaires
le lieu devient personnel, intime
c’est le lieu où Bernard a vu sa rose, son rocher, son serpent
quasiment un lieu mythologique comme l’Olympe pour les dieux, sauf qu’ici le mythe est non partageable, unique, car il est visité par une vie, celle de Bernard, une vie unique
et il devient le lieu d’autres instances, comme les liens qui rattrapent, qui font comme de hautes herbes emberlificotées où se prendre les pieds, ce avec quoi on se débat pour avancer, the embarrassing, the binding and tripping up
plus loin je cherche longtemps comment traduire carol and confusion
"chant" pour carol n’est pas adapté
ce n’est pas un chant mais une multitude de voix, comme ces groupes qui viennent donner la sérénade sous les fenêtres à l’époque de Noël
je ne peux pas utiliser "sérénade" qui donne trop l’idée d’un couple à la Roméo et Juliette
et donc je cherche un nom chanté qui sonne "pluriel"
et je ne garde pas non plus le mot "confusion" pour confusion, qui introduit l’idée d’une perte de sens, de logique, alors que c’est de chaos qu’il s’agit
je ne sais pas si en réalité la difficulté va en s’accroissant, ou si j’ai oublié à quel point c’était dur dans les passages précédents
je crains un peu la suite
si ça finit en apogée, ce sera une apogée de difficultés
mais à chaque fois que je passe un cap, le tournant d’un chemin rude, pendant un temps je me sens plus sereine, plus stable, presque confiante
(je continue)
– ma proposition
Et les longues jupes des femmes de nos maîtres passeraient, bruissantes, imposantes, menaçantes ; et nos mains voleraient vers nos casquettes. Et la morosité sans fin descendrait sans rien qui vienne l’interrompre, monotone. Rien, rien, rien pour fendre de son aileron cette étendue d’eau écrasante. Rien pour soulager du poids intolérable de l’ennui. Les trimestres se suivaient. Nous avons grandi ; nous avons changé ; car, bien sûr, nous sommes des animaux. Nous n’avons pas toujours conscience de ce qui est à l’œuvre ; nous respirons, mangeons, dormons machinalement. Nous n’existons pas en tant que formes séparées, mais aussi en masses indifférenciées. Une seule louche et on vient écoper toute une cargaison de garçons qui jouent au cricket, au football. Une armée traverse l’Europe. Nous formons des rassemblements dans les parcs et les salles où nous prenons bien soin de marquer notre opposition à tout renégat (Neville, Louis, Rhoda) menant une existence à part. Et c’est si ancré en moi que, lorsque j’écoute une ou deux mélodies distinctes, comme celle que chante Louis, ou Neville, je me sens en même temps irrésistiblement attiré par le chant de voix en chœur, ce chant ancien, quasiment sans paroles, presque privé de sens, qui résonne à travers les ruelles le soir ; le même que nous entendons ici tout autour de nous pendant que des voitures et des omnibus emmènent des gens au théâtre. (Écoutez : les voitures passent à toute allure devant ce restaurant ; par moments, le long du fleuve, une sirène hurle tandis qu’un bateau prend la mer.) Si un sergent de police me propose du tabac dans le train, j’accepte. J’aime le côté consistant, informe, chaleureux, pas très malin mais si facile et un peu grossier des choses ; les discussions entre hommes dans les clubs, les cabarets, les jeunes gens torses nus en caleçons – ceux qui sont francs, complètement et sans prétention, sans autre projet en vue que le dîner, l’amour, l’argent et se sentir relativement bien ensemble ; ceux qui ne nourrissent pas de grands espoirs, d’idéaux ou quoi que ce soit qui y ressemble ; ceux qui n’ont pas d’autre ambition que de faire ce qui doit être fait et à peu près correctement. J’aime tout cela. C’est pourquoi j’allais vers eux, quand Neville les boudait, ou que Louis, de façon sublime je l’avoue, leur tournait les talons.
Ainsi, sans constance et sans ordre logique, lacérée à grands coups, la cire de mon gilet a fondu, laissant tomber une goutte ici, une autre là. Et à travers cette nouvelle transparence sont devenus visibles des pâturages merveilleux, d’abord d’un blanc de lune, irradiant, et préservé du moindre pas ; prairies de la rose, du crocus, du rocher et du serpent aussi ; prairies du tacheté et du bistre ; de ce qui entrave, attache, de ce qui fait trébucher. On saute du lit et on s’élance à la fenêtre ; ce bruit quand les oiseaux s’envolent ! Vous connaissez cette brusque montée d’ailes, cette clameur, barcarolle et fouillis ; frénésie des voix qui babillent ; et toutes les gouttes scintillent, frémissent, comme si tout le jardin s’éparpillait en mille fragments de mosaïque, volatiles, pétillants ; ne formant pas encore un tout ; un oiseau chante à la fenêtre. J’ai entendu ces chants. J’ai suivi ces apparitions. J’ai vu des Joan, des Dorothy, des Miriam, j’oublie leurs noms, longer les avenues, et s’arrêter en haut des ponts pour regarder le fleuve. Parmi elles se sont détachées une ou deux formes plus précises, des oiseaux qui chantaient avec l’égoïsme radieux de la jeunesse à la fenêtre ; cassant des coquilles d’escargots sur les pierres, trempant le bec dans une matière collante, visqueuse ; durs, avides, impitoyables ; Jinny, Susan, Rhoda. Elles avaient été éduquées sur la côte Est ou la côte Sud. Elles avaient de longues nattes et cet air de pouliches effrayées propre à l’adolescence.
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( work in progress )
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Messages
1. journal de bord des Vagues -167 ["ce bruit quand les oiseaux s’envolent !"], 12 janvier, 20:05, par brigitte celerier
Je vois la masse des blocs de texte et je te vois bien comme un cheval de trait et puis ils ae saut des obstacles qui sont toutes les embuches. C’est beau cette façon qu’ecce a de jouer avec les sons mais difficile à rendre, et les répétitions qui se cassent la gueule en chargeant de langue… pardon, accordé à Yourcenar oui, et surtout toi quand tu y es amenée pour serrer de plus près le mouvement.
1. journal de bord des Vagues -167 ["ce bruit quand les oiseaux s’envolent !"], 13 janvier, 11:14, par C Jeanney
Merci Brigitte ! (à chaque fois je suis satisfaite de ce que je mets en place, et puis ça dure une journée, le lendemain j’ai l’impression qu’il faut que je revois tout, mais je devrais continuer en mettant ça derrière, sinon le sentiment de faire du sur place tombe comme une chape) (c’est peut-être comme le vélo, moins je pédale vite, plus je risque la chute ^^)